Frédéric Platéus : Odyssée de l'Espace
par Devrim Bayar

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Interests: watch me now, space cadet, research, urban iconography, magnetohydrodynamics, tesla, typefaces customisation, boogaloo, advanced concepts, phantom works, critical beatdown, school of hard knocks, specials, retard picnic, brain dead, subway art, vapors, edding, fedora, casal, spraymaster, grimteam, ultraboyz, bring justice, uzi, outstanding manoeuvre, spectacular moves, dandy sportswear, high top, intense visual, introduction to space dynamics, arcade, christiaensen, twistypuzzle modifications, pentagonal gyrobicupola, molecular geometry, jack herrer, bubble hash, attitude, smith grind, skid patch, torsion, air running, eurostar, from planet to planet, typoflex, silverhand, getting over, galactic tactics, quality of life. Frédéric Platéus, Facebook Profile, 2010

Le point de départ usuel dans le discours sur le travail de Frédéric Platéus (Liège, 1976) est son affiliation au milieu du graffiti dont l'artiste est une figure bien connue des initiés. Pourtant, la généalogie de cet enfant terrible est nettement plus complexe et surtout insolite. Même si la mixité des genres et l'hybridation des références sont aujourd'hui monnaie courante en art, le travail de Frédéric s'éloigne nettement des balises herméneutiques contemporaines. Il s'agit davantage ici d'explorer un univers parallèle, d'embarquer pour un « trip » visuel dans un monde de formes et couleurs mouvantes.

Géométrie
La référence à la géométrie est une constante dans le travail de Frédéric Platéus. Pour décrire son domaine de création, un schéma purement linéaire: une narration du point A au B par exemple ne suffit pas. Au delà de la bi-dimensionnalité de son travail (le graffiti, la recherche typographique), les coordonnées de l'univers plastique de l'artiste sont non seulement ancrées dans la troisième dimension (la sculpture, la performance), mais s'aventurent également aux confins de la quatrième (les références extra-artistiques, la science-fiction). Commençons par nous rafraîchir la mémoire par un exercice de géométrie avec l'artiste. Datée de 2009, Virtual Cubeoctahedron est, comme son nom l'indique, un polyhèdre à 8 faces traingulaires et 6 faces carrées. Celui-ci prend corps grâce à des faisceaux laser rouge projetés sur un socle cubique placé dans un espace obscur. Cette métamorphose virtuelle est accompagnée d'une bande-son tirée d'une vidéo pédagogique sur les solides platoniques, trouvée par l'artiste sur Internet1. Sur fond de guitare électrique et dans un paysage de jeu vidéo, l'animation digitale « home made » par un professeur de sciences américain donne le cours de géométrie à la manière d'un rite d'initiation à une connaissance secrète: « If it is the wisdom of the platonic solids you seek, then through the pentagonal cave you must pass »2 profère la voix qui invite l' « étranger » à entrer dans la caverne pour découvrir les différentes formes et combinaisons des solides platoniques. En bon élève, Frédéric reproduit donc à sa manière un polyèdre qu'il place dans univers virtuel, aux accents ludiques et à basse teneur technologique.
Exercice apparenté, les Rubik's Cubes de l'artiste sont de véritables prouesses géométriques. En 2007, Frédéric se passionne pour ce jouet créé dans les années 70 par Erno Rubik, un sculpteur et professeur d'architecture hongrois dont le but initial était d'aider ses étudiants à réfléchir en trois dimensions. L'objet qui devient un vrai phénomène de mode dans les années 80 est depuis quelque peu tombé en désuétude, si ce n'est pour ses aficionados qui continuent à développer de nouveaux modèles et à se fédérer sur des forums Internet ou à l'occasion de compétitions de speedcubing (résoudre un cube en un minimum de temps). Fasciné par ce casse-tête géométrique, Frédéric entreprend de créer ses propres modèles. Sous des noms évocateurs, Plateus Gem, Plateus Tetraforce, Plateus Bipolar ou encore Plateus Triskaidekahedrophobia, des interprétations hautement personnelles et sophistiquées du légendaire cube sont ainsi créées. Au-delà du tour de force technique, les Rubik's Cubes de l'artiste fonctionnent comme des générateurs de sculptures. Au lieu de les présenter dans leur état résolu comme le font les joueurs classiques, Frédéric explore les infinies possibilités formelles de ses créations. Certaines de ces variations sont ainsi figées dans des reproductions à plus ou moins grande échelle. D'autres sont données à voir en mouvement dans de courtes vidéos où l'artiste manipule ses oeuvres3. Dans l'une d'entre elles, Plateus Monster Skewb, l'objet en métamorphose devient générateur de mouvements de danse dans la veine du Funk style.

Performance
Cet aspect performatif traverse en réalité le travail de Frédéric Platéus. La pratique du graffiti, qui forme le berceau de sa production, relève déjà de l'exploit physique : braver l'interdit, marquer des lieux inatteignables, travailler dans l'obscurité, etc., sont des éléments tout autant constitutifs de la démarche que de son résultat graphique. Dans l'un de ses projets les plus récents, Frédéric se présente directement comme une figure performative. A l'entrée de l'exposition Apollo Diagonal (Espace Uhoda, Liège, 2010), il place une plate-forme en aluminium intitulée Levitating Pad créée pour accueillir les séances de lévitation de l'artiste lui-même. La pose illusionniste, dont un exemple est par ailleurs montré sur le carton d'invitation, provient du vocabulaire du popping, un style de danse développé à partir de la fin des années 70, basé sur les contractions et décontractions musculaires liées au rythme de la musique funk (le « moon walk » de Michael Jackson étant l'un de ses plus célèbres exemples). L'intitulé même de l'exposition « Apollo Diagonal » correspond à un revêtement de sol, pour les gymnases de haut niveau, qui « donne une sensation de grande souplesse (...) [offrant] un rapport optimal entre impulsion dynamique et réception stable »4. Dans la même veine, le titre d'une exposition antérieure emprunte le jargon du basketball. L'expression « Slam Dunk Case » utilisée pour sa présentation à l'Espace Uhoda en 2006 désigne la manière la plus spectaculaire de marquer un panier en s'accrochant à l'arceau. Dans ce contexte, Frédéric présentait ses Bomb-R, des représentations tridimensionnelles ultra-stylisées de la lettre R (initiale de son alias Recto). Ces throw up5 en 3D étaient posés sur une plate-forme imitant le sol d'un terrain de basketball, à la manière de joueurs dont les couleurs marqueraient leur appartenance à différentes équipes. Les références sportives abondent dans l'univers de Frédéric Platéus. Amateur de cyclisme, l'artiste est lui-même collectionneur des vélos originaux du cycliste belge de renommée internationale, Eddy Merckx. On le voit même régulièrement coiffé d'une casquette de cycliste à la visière relevée qui arbore le nom du sportif. Ainsi, dans la vidéo décrite précédemment où il manipule l'un de ses Rubik Cubes, une des annotations précise que l'artiste porte un « Freddy Merckx Velocity Hat ».
Vitesse et souplesse dominent les figures athlétiques mises en avant par Frédéric. Comme l'ont parfaitement remarqué Aline Bouvy et John Gillis dans leur texte d'introduction à l'exposition Slam Dunk Case, « pour certains, il est important de pouvoir courir vite, plus vite que les autres (...). Pour d'autres, l'importance est d'être en déplacement continuel, la liberté de se laisser imprégner le temps nécessaire par un contexte, circuler parmi les communautés diverses et s'y faire accepter sans la pression de devoir y adhérer (...) ». De la danse au basketball en passant par le vélo ou le skateboard que Frédéric pratique par ailleurs, cette métaphore de l'exploit physique comme réussite artistique promeut l'image d'un mouvement fluide, visible non seulement dans l'aérodynamisme des formes de l'artiste, mais également dans les passages qu'il opère entre des registres divers et multiples : du dessin typographique à la sculpture, des « sous-cultures » à l'art contemporain.

Fétichisme
Qui dit « sport », dit « baskets ». Dans un texte rédigé pour le magazine Younès, Pour le Musée National6, Frédéric évoque les styles vestimentaires des jeunes de la rue avec lesquels il traînait à la fin des années 80 et son engouement précoce pour les baskets : « (...) Je n'ai pas connu la Air Max 1 mais quand la 2 est sortie, l'Air Max 90, j'ai vraiment pété un câble, je me suis dit que c'était la plus belle basket qui existait, encore plus belle que celles que j'avais aux pieds, une paire de pseudo Adidas ZX600 junior car je chaussais que du 36 et que la ZX600 homme commençait au 38, c'était des chaussures d'adultes! Le temps que j'arrive à cotiser pour enfin m'acheter ces terribles Air Max 2 vert-pomme lumineux, blanc et gris, sublimes, eh bien la Air Max 3 venait de sortir et on ne trouvait plus la 2 évidemment, donc je me suis contenté d'acheter le modèle femme Air Max 2 qui était quand même mieux, il faut le dire, que le modèle homme (...) ».
Quoiqu'anecdotique en apparence, l'histoire de Frédéric est révélatrice. Au-delà du fait que les noms des chaussures rappellent les titres de certaines oeuvres de l'artiste (p.ex. : les sculptures lumineuses Recmax 2 et Skylumen 700), la ferveur dont il a témoigné si jeune enfant dénote clairement un regard d'esthète et une pulsion fétichiste dignes de tout vrai collectionneur. Par ailleurs, cette passion pour les chaussures Nike semble ne pas avoir faibli, puisque le portrait de l'artiste en lévitation réalisé pour le carton d'invitation à l'exposition Apollo Diagonal décrit précédemment se concentre sur les baskets customisées au nom de l'artiste: des Nike Air Platéus qui flottent au dessus du sol comme un rêve d'enfant devenu réalité.
Baskets, vélos de collection, Rubik's Cube customisés, etc., manifestent l'amour de Frédéric pour les objets bien faits. Ses propres sculptures révèlent un soin de la finition qui s'inscrit dans la tradition du « Finish Fetish », mouvement artistique issu de Los Angeles dans les années 60 et défini comme le pendant californien au Minimalisme new yorkais. A l'écart des capitales artistiques de l'époque et dans la « douce indifférence » de la Côte Ouest envers l'art contemporain, les artistes puisent leur inspiration en toute liberté dans leur environnement quotidien à Los Angeles : la culture populaire, les sports en vogue (notamment le surf), les techniques artisanales (la peinture sur tôle métallique, par exemple) et les technologies de pointe (l'industrie aéronautique étant alors en plein essor). Le terme « Finish Fetish » se réfère au soin quasi obsessionnel que des artistes tels que Larry Bell, Ken Price ou John McCracken apportent à la finition de leurs oeuvres. Si leurs formes simples et abstraites sont comparables à celles des sculptures minimalistes, les couleurs éclatantes et la brillance des surfaces les en différencient7. De Los Angeles à Liège et quelques décennies plus tard, les caractéristiques de cette mouvance artistique correspondent étroitement au travail de Frédéric.
Autre attention notable chez Frédéric, celle qu'il accorde au packaging. La série Typoflex (2001) qui rassemble des objets aux formes inspirées par les expérimentations typographiques de l'artiste inclut déjà des boîtes de présentation semblables aux emballages des figurines en plastique qu'on trouve dans tout magasin de jouets. Leur design reproduit le vocabulaire visuel du marketing à grand renfort de logos (« Typoflex Intense Visual Mechanical Typographic Objects », « Original Label Guarantee »...) et d'inscriptions publicitaires (« Nouveau design », « CD-Rom inside »...). En définissant la nature de l'objet qu'il contient, le packaging apparaît essentiel aux prémices de la pratique artistique de Frédéric. Ses premiers exercices typographiques en trois dimensions sont ainsi labellisés comme « designs » et les plans de montage ou autres données techniques qui les accompagnent renforcent leur perception comme objets savamment construits.
Les Typoflex évoluant vers des formats plus grands, le boîtier de présentation commerciale fait place à la caisse de transport. Ainsi, les Cee et Dee Blunt (2007),  des customisations des lettres "C" et "D" transposées du graffiti à la 3D9 siègent sur des boîtes à l'intérieur desquelles les sculptures peuvent être minutieusement encastrées en vue d'un stockage ou d'un déplacement éventuel. Bien que l'attention à l'emballage soit toujours présente, son contenu est désormais exhibé comme une sculpture sur socle, à part entière.
Si le packaging définit la nature des objets de Frédéric, le procédé de customisation sert quant à lui à distinguer les pièces entre elles. Ainsi, on différencie le Cee Blunt générique au Cee Blunt Zulu Agent au motif zébré et au Cee Blunt Green Hornet teinté de vert. Outre la customisation de ses propres oeuvres, Frédéric produit depuis plusieurs années des patchs permettant à tout un chacun de personnaliser ses objets coutumiers. Y figurent par exemple des miniatures d'oeuvres de l'artiste ou le logo "Typoflex"" . Soin extrême de la finition, emballage sophistiqué et signes distinctifs confèrent aux sculptures de Frédéric un caractère de fétiche: les objets acquièrent une valeur culte, un pouvoir d'excitation, voire une force surnaturelle...

Science-fiction
Féru de sciences, Frédéric est, notamment, un adepte de l'astrophysicien Jean-Pierre Petit. Ce scientifique français, connu auprès du grand public pour ses ouvrages de vulgarisation10, s'intéresse plus particulièrement au phénomène OVNI qu'il étudie depuis plus de 30 ans. Jean-Pierre Petit est le pionnier de la théorie des univers jumeaux, un modèle cosmologique alternatif qui défend l'idée d'univers parallèles. Quoique fort discutées dans les milieux académiques, ces propositions ont échauffés les esprits de la science-fiction dont l'imaginaire parcourt également l'oeuvre de Frédéric. En 2008, l'artiste découvre sur des sites Internet dédiés à l'étude des phénomènes aérospatiaux non identifiés, un équipement à fixer devant l'objectif de l'appareil photo pour transformer ce dernier en «mini spectrographe» qui décompose la lumière du sujet photographié afin de produire un spectre. Frédéric entreprend alors de se munir de cette «bonnette à réseau de diffraction » pour prendre le « spectre » de diverses sources lumineuses, allant du décor forain à ses propres sculptures. A la manière d'un scientifique amateur, Frédéric part ainsi à la recherche de traces extra-terrestres à la foire de Liège et dans son atelier. Plus récemment, l'artiste s'est inspiré du projet Ajax, un avion supersonique qu'auraient développé les services secrets russes dans les années 90. Ce type d'avion a notamment été évoqué pour expliquer la « Vague belge d'ovnis » de 1989 à 1991, considérée comme la plus importante d'Europe et pendant laquelle un nombre anormalement élevé de témoignages d'observations ont été enregistrés. Pour Ajax Revisited (2009), Frédéric reproduit en feuilles d'inox poli le profil aérodynamique et futuriste de ces engins ultra-rapides. Autre exemple de l'engouement de Frédéric pour la recherche spatiale, les patches évoqués précédemment qui imitent les écussons brodés commémoratifs des missions spatiales. Frédéric produit un blason pour clore chaque série d'oeuvres qu'il estime aboutie. A la manière d'un cosmonaute revenu d'une lointaine exploration, il revêt fièrement les insignes de ces créations. L'inspiration ne manque pas à l'artiste dont les oeuvres débordent d'idées que le présent essai a mises en évidence. A l'image de ses Rubik's Cubes qui explosent dans l'espace, l'artiste s'est imposé sur la scène artistique émergente en quelques années grâce à un travail à la fois protéïforme et cohérent, ludique et rigoureux. Au-delà des expérimentations en géométrie spatiale décrites au début de cet essai, l'univers de Frédéric se déploie aux confins du cosmos. A l'instar du film du même nom de Stanley Kubrick, cette odyssée de l'espace inaugure une esthétique novatrice, faite d'abstraction et de couleurs, à travers une quête métaphysique d'un homme seul face à l'inconnu.

1 http://www.platonicsolids.info/
2 « Si vous cherchez la connaissance des solides platoniques, à travers la caverne pentagonale vous devez passer »
3 Ces vidéos sont visibles sur Youtube
4 http://www.kassiope.fr/kassiope_apollo
5 Dans le vocabulaire du graffiti, le « Throw-Up » correspond aux dessins de lettres pourvus d'un « volume », exécutés rapidement et souvent sans soin particulier (pas d'effort de couleur par ex.). Ils servent à promouvoir le nom de l'artiste d'une manière qui soit visible de loin. Certains font aussi la démonstration du talent typographique de l'artiste.
6 Aline Bouvy et Claudia Radulescu, Younès, Pour le Musée National, 2006. Magazine édité à 1000 exemplaires dans le cadre du festival Maïs#4, Bruxelles. p. 80
7 Catherine Grenier, LOS ANGELES 1955-1985. Naissance d'une capitale artistique (Paris: Centre Pompidou, 2006). Ce premier ouvrage de grande ampleur consacré à l'art de Los Angeles qui accompagne l'exposition du même titre au Centre Pompidou en 2006 est une référence incontournable quant à l'histoire de cette scène culturelle et artistique.
8 Il est intéressant de remarquer que le travail de Xavier Mary, autre jeune artiste liégeois avec qui Frédéric partage son atelier, a également été affilié au minimalisme, teinté de sophistication, voire de psychédélisme.
9 Le mot "Blunt" vient du nom d'une figure de skateboard où tout le poids du skateboarder s'exerce à l'arrière de la planche, de sorte que celle-ci est en position de porte-à-faux. De même, tout le poids des sculptures Cee Blunt et Dee Blunt repose a l'arrière.
10 Jean-Pierre Petit est notamment l'auteur de bande-dessinées scientifiques. Pour un aperçu de ses domaines d'activités, voir son site:
http://www.jp-petit.org/