ART ET ARCHITECTURE

Extraits d'entretiens entre Georg Ettl et Jean-Claude Lasserre.

PREMIERE PARTIE

-          Jean-Claude Lasserre : Je voudrais commencer cet entretien par un extrait d'un texte de Jean-François Dumont vous concernant. Dans ce paragraphe intitulé « Le Cheval de Troie », l'auteur fait fort justement référence à votre intérêt pour la peinture du Quattrocento et dégage dans votre oeuvre le thème récurent du cheval. Lorsqu'il aborde le moment ou vous êtes contacté par Jean-Hubert Martin pour travailler au château d'Oiron, j'ai comme l'impression qu'il met en place, inconsciemment peut être, une Légende dorée comme les anciens auteurs de vies d'artistes aimaient en alimenter leurs biographies, légende réglant ici les rapports harmonieux de l'artiste et de son commanditaire. Je cite : «  Lorsque Jean-Hubert Martin vint le solliciter pour réaliser une oeuvre au château d'Oiron, dans le cadre du projet de Cabinet de curiosité, Ettl se dirigea tout naturellement vers la galerie ou les chevaux du roi avaient leurs images (de tout cela, il restait quelques marques de haras encadrant de vagues monochromes ocres). Le projet fut réalisé entre 1992 et 1993. » Or, en fait, cela ne s'est  pas passé ainsi.  Quel a donc été le rôle exact de Jean-Hubert Martin ? et votre part de liberté dans la réalisation du travail ?
-          Georg Ettl : Permettez-moi de répondre d'abord à la description de Jean-François Dumont concernant ma réaction à la commande ainsi qu'à l'impression qu'il éveille, à savoir que j'ai réalisé le projet en un tournemain. En apparence, c'est exact. Il est vrai que mes oeuvres sont en général conçues de manière logique, qu'elles sont rapides et faciles à réaliser et qu'elles présentent une apparence simple. Naturellement, ces attributs ont tendance à faire oublier le chemin laborieux qui y conduit. Ce serait l'idéal si l'on disposait de toutes les expériences vécues au début, et non à la fin du projet. Passons maintenant à Jean-Hubert Martin ; il a été mon commanditaire, il m'a simplement dit qu'il voulait des images de chevaux pour la galerie gothique. En exposant ceci, il s'est référé à l'inscription ancienne qui figure au centre de la galerie : « ICY SONT LES FIGURES RETRAICTES AU NATUREL DES PLUS RENOMES CHEVAUX DU ROY HENRI LE DEUXSIEME DU NOM QUI ESTOIENT EN SON ESCUYERIE A SON ADVENEMENT A LA COURONNE ». Tel était le contenu de la commande. Apres les premières réflexions sur l'objet et la manière dont on pourrait travailler en un lieu si particulier, il s'est avéré que l'endroit et les conditions ont répondu d'eux-mêmes à la plupart des questions artistiques, c'est-à-dire que presque tout était prédéterminé. Le sujet était donné dès le départ par la présence de l'inscription. De plus, ce ne devait pas être n'importe quels chevaux : ils devaient refléter le Moyen Age ou la Renaissance par leur grâce et tenir compte également de la façade extérieure de la galerie. Lorsque j'ai décidé de peindre directement sur le mur  pour respecter au mieux les données de l'architecture et dans l'intérêt de l'oeuvre elle-même, je me suis automatiquement imposé des limites supplémentaires. Quand les responsables des Monuments historiques ont enfin donné leur accord, ils m'ont prié de ne toucher qu'au minimum aux vieux enduits d'ocre et de réaliser mon oeuvre de telle manière qu'elle soit  réversible. L a décision prise en faveur du mur a aussi déterminé le choix de l'emplacement, les dimensions et le type de réalisation : la ligne noire des marques de haras tracée au pinceau m'a dicté le type de ligne à utiliser pour représenter les chevaux sur la paroi de la manière la plus économique possible. De telles servitudes sont bien sûr une entrave à la liberté, mais, en même temps, elles suppriment une part du casse-tête de l'artiste. Les limites du projet étaient incluses dans la chose elle-même, mais, à vrai dire, je m'étais moi-même imposé toutes ces limites. En exagérant quelque peu, on peut affirmer que le lieu et les circonstances ont été les réels artistes. Je me suis contenté de les associer et n'ai en fin de compte été que l'organe de réalisation.
-          J.-C. L. : Justement, j'arrive d'Oiron et je me suis rendu compte que le fond et la figure du huitième cheval sont attaqués par des champignons. Faut-il laisser faire le travail du temps ?
-          G. E. : Tant que j'ai travaillé à Oiron, il n'y a pas eu de champignons. C'est après la restauration du mur, en état d'effritement qu'ils sont apparus. Oui, il serait préférable de les supprimer, mais il ne faudrait pas que les  petits « monstres » surgissent après l'élimination des champignons.  Ce qui me dérange plus, c'est la ligne de mon dessin. Pour respecter le caractère réversible de l'oeuvre, je n'ai presque pas utilisé de liant pour la ligne tracée au pinceau. Avec le temps, le vent et les intempéries laissent des traces. De plus, j'avais pris soin d'accorder mon dessin de chevaux, vu de la cour, avec la façade aux fenêtres blanches. Maintenant, les fenêtres sont rouges. La façade a pris un caractère plus dominant et, en comparaison, le dessin est devenu trop léger.
-          J.-C. L. : Nous sommes au coeur du problème. Vous avez travaillé comme un peintre et comme un architecte. Vous avez tenu compte de la façade, comme elle était dans les années 90. Votre oeuvre est en train de subir une atteinte comme d'autres en des temps antérieurs. Si le restaurateur fait repeindre les huisseries en rouge, c'est qu'il doit avoir les preuves que les fenêtres étaient ainsi. Y a-t-il eu dialogue ?
-          Pour l'instant, ce dialogue n'est pas audible. Le silence qui règne entre les artistes et les architectes est un phénomène universel. Les temps sont révolus, où il était évident pour un Balthasar Neumann qu'une fois son travail achevé, il laissait la place à Tiepolo. Mais revenons à la façade. Les fenêtres rouges me sont égales. Il aurait été plus important de remplacer les statues soustraites de la façade par des copies des anciennes sculptures ou, mieux encore, par des nouvelles oeuvres. L'architecte gothique a composé avec la figuration. Les éléments figuratifs de la façade sont ses yeux. Si on les enlève, c'est comme si l'on crevait les yeux à quelqu'un. La figuration anime l'architecte et ceci nous conduit à mon travail à Oiron : j'ai essayé de ranimer l'architecture gothique. Les chevaux ne sont qu'un moyen d'y parvenir.
-          J.-C. L. : Un moyen d'y parvenir comme vous dites, mais la représentation du cheval est aussi là pour elle-même. Ici, comme dans toute oeuvre, le dessin est épuré, technique. La rotule, par exemple, est dessinée comme une pièce mécanique. Le spectateur sait qu'il ne peut pas agir d'un geste du XVIe siècle, mais bien d'un dessin contemporain (posé à l'endroit même des anciens portraits) dans une architecture ancienne. Le spectateur ne sait plus sur quelle histoire il doit accommoder son regard. Et c'est dans ce trouble même sur les époques qu'il faut peut être chercher, aussi, le secret de la réussite de votre travail réalisé à Oiron.
-          G. E. : Oui, dans ce travail du XXe siècle, le constructeur de machines et dessinateur industriel que je suis par formation est tombé sur la magie du XVIe siècle. J'étais habituée à travailler dans une architecture contemporaine ou j'avais toujours le souci de dissimuler la laideur ; j'ai toujours tenté d'améliorer les espaces. A Oiron, la situation était tout à coup différente. Je pouvais travailler avec les données de l'architecture : un véritable luxe ! Ce phénomène illustre la pauvreté de la société dans laquelle nous vivons et combien l'homme moderne est ignorant en matière d'esthétique. Cela tient à son avidité pour tout ce qui est matériel. L'esthétique est une valeur spirituelle, cela ne l'intéresse pas.
-          J.-C. L. : Au premier regard, on a  l'impression qu'il s'agit de la répétition de la même figure, qu'on est dans le sériel ; par la suite, on se rend compte que chaque cheval a son identité.
-          G. E. : La répétition est un instrument de composition vieux comme le monde, probablement aussi vieux que l'activité créatrice de l'homme. Il suffit de penser à la musique. J'ai souvent recours à la répétition dans mes oeuvres. Elle leur confère un caractère de stabilité, de simplicité et de clarté, et cela fait du bien dans la confusion quotidienne. Mais ce qui m'intéresse encore plus dans la répétition, c'est la compatibilité avec la production de masse qui détermine presque tout. Notre bien-être ainsi que presque tout ce qui défile quotidiennement sous nos yeux en dépendent. Cette consommation visuelle conditionne notre manière de voir, il serait donc logique d'accorder une grande valeur esthétique à ce phénomène. Mais nous ne le faisons pas car dans une société qui repose sur le principe des lobbies, il n'existe pas de lobby pour l'esthétique. Les lobbies potentiels sont assis dans leur atelier, se consacrent à leur poésie personnelle ou font n'importe quoi. A quelques exceptions près, les artistes ne s'intéressent pas à l'esthétique en tant que phénomène de société. J'essaie toujours de montrer dans mes oeuvres qu'il n'existe pas forcément de contradictions entre la répétition ou la production de masse et l'esthétique. La multiplication ne doit pas impliquer l'ennui ou la banalisation. Pourquoi une société industrielle n'aurait-elle pas une véritable exigence de beauté ? Pourquoi doit-on subir le manque de goût et la destruction ou le fétichisme des ruines comme une règle ?
-          J.-C. L. : Votre humour lutte contre cette réalité, par exemple dans les études exposées à Oiron, les sabots dans le sceau, les figures inversées ou coiffées d'accessoires de carnaval.
-          G. E. : Sans humour, la vie serait parfois difficile à supporter. J'aime rire. Mais dès que j'introduis une pointe d'humour dans mes oeuvres, ce que je fais fréquemment et même presque toujours , il n'est pas rare que les gens prennent peur. Ce qui les dérange en fait, en fait, c'est qu'ils ne savent pas si je suis sérieux ou non, et c'est alors que tout est plus sérieux que jamais. (...)

 

DEUXIEME PARTIE

-          J.-C. L. : Je voudrais faire une relation rapide avec le papier peint. Lorsque j'ai vu votre papier peint, au mur, à Angers, je me suis dit : Ettl est un plasticien qui travaille de plus en plus dans l'espace, il se pose des problèmes d'architecte, il fait du papier peint, pourquoi ne ferait-il pas demain du mobilier ? N'y a-t-il pas chez vous, comme chez William Morris ou le mouvement des Arts and Crafts, une façon de pousser jusqu'au bout la logique qui vous fait passer du tableau au hall, à Viersen, et viser ainsi une sorte d'art « total » ?
-          G. E. : Je me méfie du terme « total ». Ce qui par contre me semble essentiel, c'est que les artistes interviennent de nouveau dans la vie quotidienne et qu'ils posent des exigences d'ordre esthétique. Nous traversons justement une époque où il ne me parait pas primordial de produire une peinture de chevalet supplémentaire. Il est important aujourd'hui de s'occuper du monde visible. Toutefois, il est aussi possible de réaliser les deux à la fois. On pourrait même imaginer un nouveau style qui soit non seulement fondé sur le temps et l'argent, mais aussi sur des critères esthétiques, non matériels et compatibles. Une société qui court seulement après l'argent me semble être une société  dont l'esprit s'obscurcit de plus en plus. C'est contre cela que je m'insurge, et je suis convaincu que la mission de l'art se situe dans ce domaine. Pour répondre à votre question à propos de William Morris, ou du mouvement des Arts and crafts, la définition de l'art et des arts décoratifs ne me préoccupe pas outre mesure. Je fais simplement les choses comme j'en ai besoin et comme il me semble utile qu'elles soient. Je construis des meubles de temps à autre, avec ou sans commande, depuis l'époque ou j'étais à l'école des beaux-arts à Détroit. C'est seulement récemment que j'ai conçu et fait réaliser l'intérieur complet d'une église dans laquelle je travaille déjà depuis des années : mobilier, fenêtres, buffet d'orgues, fonds baptismaux, éclairage, etc. Ce genre de travail me plait, c'est comme si je me reposais de la peinture.
-          J.-C. L. : Vous venez justement de prononcer le mot « église ». Vous travaillez déjà depuis 1992 à un grand projet, celui d'une église catholique à Neuss, en Allemagne, construite dans les années 1980 où disons, tout autel, chandeliers, croix , était très médiocre, voire très laid, reflet de la vague misérabiliste de ces dernières années, qui oubliait que quelques décennies auparavant de grands artistes décoraient des églises, comme Matisse à la chapelle du Rosaire à Saint-Paul-de-Vence. Y a-t-il à Neuss comme à Oiron un « monsieur Martin » - curé , qui a dit un jour : « c'est trop laid, il faut transformer tout cela » ?
-          G. E. : C'est exactement ce qui s'est passé, « monsieur le curé » voulait changer l'intérieur de l'église parce qu'il ne la trouvait plus à son gout. Monsieur Martin et monsieur le curé ont effectivement beaucoup en commun ; cependant, le curé de la paroisse de Neus n'avait aucune idée de la manière dont on devait procéder dans cet espace. Par conséquent, il n'a jamais essayé de m'influencer, que ce soit sur des questions de théologies ou d'esthétique. Il ne m'a posé qu'une seule condition au départ : l'ensemble de mon oeuvre devait être lisible, pas forcément figuratif, mais lisible. L'Eglise s'avère être un commanditaire avec qui il est agréable de travailler. L'un des évêques du diocèse se déclare même enthousiaste maintenant, bien que lui-même et la commission artistique du diocèse, qui doit donner son accord pour tout ce qui entre dans les églises,  aient eu besoin de beaucoup de temps pour se décider : la commission ne savait pas dans quelle mesure ma proposition comportait une part d'ironie. Ils sont maintenant ravis par la « fraicheur du travail ». Ce n'est pas étonnant, car, en Allemagne, l'Eglise a coutume depuis cent ans de s'adresser à son propre groupe d'artistes spécialisés dans l'art sacré, mais, ce faisant, elle a puisée dans un réservoir vide. Lorsque l'abbé m'a téléphoné pour la première fois, il m'a dit expressément  qu'il ne voulait pas faire appel à l'un de ces artistes d'art sacré, mais simplement à un artiste contemporain. L'abbé et le président du conseil paroissial sont la force motrice qui soutient ce projet. Les deux sont des personnes d'autorité, ce sont eux qui rendent mon travail possible. Bien entendu, le projet a ses détracteurs. Si l'on faisait voter les paroissiens de manière démocratique à propos du projet, la situation serait peut être délicate pour moi. La démocratie n'est pas favorable à l'art. La démocratie signifie qu'il faut travailler au niveau du goût bourgeois. Dans de telles conditions, mon travail serait dénué de sens. Mais pour en revenir à mes adversaires, mon langage visuel, ce que mes détracteurs appellent mon style, ne leur plait pas. Pour eux, tout ce qui est dessiné et peint au moyen d'une règle, d'un compas et de crêpe adhésif, n'est pas de l'art. Après quatre ans de travail, un paroissien m'a posé la question : « Quand allez-vous devenir créatif ? » A leurs yeux, l'art signifie peindre spontanément, apposer des touches de couleur ici et là, un peu à la manière impressionniste. Mes oeuvres, par contre, naissent de la planche à dessin, elles ne comportent que du blanc et une autre couleur. Elles utilisent un travail très simple qui a un caractère industriel, c'est un enfant de notre temps.
-          J.-C. L. : Vous sentez-vous architecte ou porteur d'un message à délivrer ?
-          G. E. : Les deux à la fois. Ma tâche était au départ de transformer l'espace sur le plan visuel, mais à partir du moment où je me suis déclaré prêt a créer quelque chose de lisible, il était clair qu'il devait y avoir quelque chose à « lire ». J'ai beaucoup et longuement réfléchi à ce problème. Maintenant il reste à savoir si les histoires que je raconte seront prises à coeur par les hommes ? Ce serait un miracle, mais on peut toujours essayer.
-          J.-C. L. : Vous êtes vous posé en artiste catholique ? Ou comme quelqu'un qui s'est donné un programme et le mène à bien ?
-          G. E. : Le mot catholique n'a pratiquement jamais été prononcé au cours des entretiens et des négociations. Cela ne m'intéresse d'ailleurs pas particulièrement. Mon programme théologique, c'est l'Homme dans sa bêtise et sa méchanceté, ses désirs et ses rêves, mais aussi dans son amabilité.
-          J.-C. L. : Nous sommes donc arrivés aux personnages qui sont exposés ici, au château d'Angers.
-          G. E. : Vous parlez maintenant des personnages montés sur un socle en fonte, ces créatures dont maintes personnes regrettent l'existence. Que puis-je en dire ? Cet être est victime et assassin à la fois. On peut le plaindre en raison de sa simplicité d'esprit, mais il rit parfois et cela donne de l'espoir.

Angers, le 28 septembre 1996.