Camille Paulhan
Publié dans Possible d'un monde fragmenté, 2014
Camille Paulhan : La question vous a déjà sans doute été beaucoup posée :
Comment produisez-vous vos pièces à deux ?
Charles : Avant, quand on nous posait la question, nous nous sentions obligés de répondre que nous fonctionnions en ping-pong.
Mais en réalité nous n'avons pas de méthode.
Pour chaque projet, il faut réinventer une façon de travailler ensemble.
Juliette : L'intérêt de notre collaboration, c'est que nous avons des façons de penser et de travailler ainsi que des références extrêmement différentes. Ce n'est que lorsque nous arrivons à nous retrouver tous les deux dans un projet que nous considérons qu?il est viable.
C.P.: Concrètement, à l'atelier, comment fonctionnez-vous ?
Juliette : Nous avons un mur de références, sur lequel sont accrochées différentes images, une sorte de condensé des environnements et matériaux sur lesquels nous souhaitons travailler. Nous n'établissons pas de hiérarchies entre nos sources : peuvent ainsi se côtoyer la photographie d'une barquette en polystyrène et une oeuvre de Gabriel Kuri.
Ce nivellement des informations et des sources est un fait générationnel - induit en grande partie par Internet - qui nous intéresse et que nous appliquons à notre travail. Nous n'avons aucun scrupule à puiser tant dans des oeuvres ou dans des livres de référence que dans des forums de discussion.
Charles : En ce moment nous réfléchissons à ce que nous allons présenter lors de l'exposition des Félicités. Plutôt que de faire une sélection de quelques pièces finies, nous aimerions donner à voir un système en créant un espace entre le laboratoire, l'atelier et l'entrepôt. Nous voulons montrer des choses à différents stades : recherche, conception, création, exposition, diffusion, stockage, archivage? et créer une confusion entre ces états.
Juliette : C'est quelque chose que nous voudrions mettre en rapport avec la manie de l'homme de vouloir tout nommer, tout classer, tout archiver, et notamment ce qui le dépasse. Il y aura donc probablement beaucoup d'éléments naturels et cosmiques dans notre installation.
C.P.: Quel rapport entretenez-vous avec les nouvelles technologies, et ce qu'elles sous-tendent, leur obsolescence quasi immédiate ?
Juliette : Les nouvelles technologies nous intéressent, mais en friction avec des choses plus ancestrales, qui ont rapport avec la mémoire ou avec l'archéologie.
Charles : En bricolant, nous essayons de réaliser des objets qui semblent manufacturés. Nous ne sommes ni critiques ni bienveillants à l'égard de ces nouvelles technologies, Nous cherchons simplement à comprendre leur fonctionnement et leurs limites. Le savoir-faire nous fascine, nous regardons beaucoup de tutoriels, et essayons de les reproduire avec ce que nous avons sous la main. Nous tentons de contourner les processus qui nous dépassent, et de détourner ceux que nous connaissons.
Juliette : Nous les utilisons souvent en prenant leur contre-pied : par exemple en imprimant en 3D des objets plats, en scannant des choses transparentes... Nous cherchons à pousser les limites de ces technologies, tout en assumant le fait de ne pas savoir comment les utiliser comme il le faudrait. Il n'est pas question de chercher à combler nos lacunes, au contraire nous aimons l?idée de les entretenir.
C.P.: Souvent, derrière vos bricolages, il y a l'idée de l'échec, de la faille : comment intégrez-vous ce processus expérimental à votre travail ?
Juliette : Nous cherchons à révéler ou à soulever les aberrations de certains systèmes. Tout ce que nous faisons est considéré comme une tentative : plus elle nous semble absurde et vaine, plus nous avons envie de la faire. Il peut s'agir d'archiver Internet, de créer une flaque éternelle, de transformer une plante Ikea en jungle, de domestiquer le cosmos? On retrouve souvent dans notre travail des phénomènes d?apparition, de disparition, de dématérialisation ou de conservation.
C.P.: Il y a aussi un rapport à la science assez lisible dans vos travaux : comment l'envisagez-vous ?
Juliette : C'est l'idée de l'expérimentation et du test qui nous plaît : nous aimons mettre en doute, et questionner l'authenticité des choses. Il y a quelque chose qui nous semble assez comparable dans notre démarche et dans la recherche scientifique : une volonté de repousser les limites du rationnel et de faire vaciller des certitudes. La différence, c'est que le but de la science est souvent de comprendre et de prouver, tandis que nous interrogeons sans forcément chercher une réponse.
Charles : Nous sommes artistes pour pouvoir faire tous les métiers que nous voulons : en imitant, nous pouvons un jour nous essayer à être chercheurs en minéralogie, le lendemain archéologues, naturalistes ou encore astronomes. Nous aimons entretenir ce genre de fiction, et considérer notre travail comme une forme d'exploration ou de recherche
Camille PAULHAN, Juliette Goiffon et Charles Beauté dans le catalogue des diplômés de l'Ecoles nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris.
Dans Accélération, paru en 2005, le sociologue Hartmut Rosa tentait de déchiffrer la logique effrénée de l'accélération contaminant notre vie contemporaine.
Cette accélération, produisant des phénomènes d'apparition et de disparition tout aussi rapides d'objets, d'images et d'idées, semble être au coeur de la pratique de Juliette Goiffon et de Charles Beauté.
Internet y figure comme un outil privilégié, capable de conserver ou de perdre des données, dans un flux incessant où le plus futile côtoie le plus grave. Il est ainsi question dans leur travail d'obsolescence et de disparition, sans pour autant vouloir dénoncer cet état de fait : ainsi, c'est en connaissance de cause que les deux artistes réalisent Top 100, une série de plaques de laiton sur lesquelles sont gravées les pages d?accueil des cent sites Internet les plus visités en 2012.
Un an plus tard, certains sont déjà oubliés ou détrônés par d'autres, sans doute tout aussi éphémères que leurs prédécesseurs. Et pour Sandy Island, le duo a réalisé en gélatine cette île légendaire apparue sur les cartes à la fin du XVIIIe siècle et seulement démentie en 2012, qui se dissout lentement dans un aquarium empli de sirop de glucose aux tons ambrés.
Leurs oeuvres relèvent de ce qu'ils nomment la « science d'appartement », voire du kit du petit chimiste : s'appliquant à réaliser tous leurs projets eux-mêmes, ils griment les procédés scientifiques ou industriels, s'attachant à ces démarches à la limite de l'absurde.
Dans un univers aussi instable, on ne s'étonnera pas de les voir travailler sur les systèmes en kit, qu'il s'agisse d'une maquette de maison standardisée en parpaings de paraffine (Maison-petit-prix), ou de cocotiers Ikea, nature domestiquée dans un cube de sable (Le système coco), tout comme leur Infra-jungle, nature sauvage de pacotille vibrant légèrement lorsqu'on s'en approche révélant les failles de sociétés où l'homme pense avoir une fois pour toute soumis la nature à ses besoins.
Toutefois, loin de véhiculer une pensée nihiliste sur un monde jugé irréel, les oeuvres des deux artistes ne sont pas dénuées de poésie : dans la vidéo La chute observée, un astronaute n'en finit pas de tomber. Mais, dans un élan que l'on jugera au choix vain ou réconfortant, n'en finit pas, non plus, de se relever.
Les commissaires anonymes, Indices de réfraction, catalogue Nouvelles vagues du Palais de Tokyo, juin 2013
L'exposition « Indices de réfraction » convoque la figure du mirage :
phénomène de réfraction des rayons lumineux, le mirage n'est pas une perception erronée de la réalité
mais un phénomène naturel réel à fort potentiel poétique. Il est une interprétation nouvelle que subit une réalité ;
un moyen de plus de défier des lectures univoques de notre société. En cette période d'expansion technologique marquée par la numérisation et la dématérialisation, pouvons-nous toujours faire confiance à nos perceptions ?
Le mirage constitue à la fois l'image de l'exploration des degrés de réalité et de la poursuite chimérique de vérité.
Pour son positionnement à la fois instinctif et documenté sur l'actualité physique et numérique, le travail du binôme que forment Juliette Goiffon et Charles Beauté s'impose ainsi.
Explorateurs à l'ère du monde 3.0, ils présentent pour l'exposition « Indices de réfraction » une série de pièces mettant les phénomènes médiatiques, scientifiques et naturels à l'épreuve de l'authenticité.
Le modèle du mirage dont traite l'exposition se prête à considérer le rôle de la galerie dans sa dimension équivoque et transitoire.
Dans le cadre de cette recherche sur la réfraction, la déviation et l'interprétation des faits de la terre, de la science et des médias, l'exposition s'accorde à présenter la Galerie Eva Meyer comme un espace d'expériences sans vérité invariable.
Les Commissaires Anonymes présentent une sélection de pièces réalisées entre 2012 et 2013 par les artistes Juliette Goiffon et Charles Beauté. Réunis pour leur approche cosmique, ces travaux convoquent la mémoire universelle. John Younh et Charles Duke ont marché sur la Lune le 21 avril 1972. Quelles sont les « réfractions » contemporaines de cet événement mondial ? L'exposition se présente sous la forme d'une investigation sensible : l'objectif est d'agrémenter l'incidence de rumeurs scientifiques, médiatiques et anthropologiques.
Juliette Goiffon observe les transformations sensibles de la société. Charles Beauté explore les marges de la communication et de l?information. Tous deux collaborent depuis plusieurs années à la confrontation du papier et des données virtuelles, de la matière physique et du numérique. Cette exposition est l'occasion de faire état de cette recherche commune, aussi harmonieuse qu'incisive. À travers un travail d'impression, d'installations, de sculptures et de projections, ils révèlent les complexités de notre société à l'ère de sa dématérialisation. L'innovation des outils et le libre partage d'informations font d'internet un des enjeux centraux de leur travail. Les Commissaires Anonymes proposent ce binôme d'artistes comme figure de l'exploration contemporaine, à la recherche de failles technologiques et artistiques.
Sébastien GOKALP,
Hier me fascinera, catalogue du 58e salon de Montrouge, mai 2013.
Hier me fascinera.
En 1972, la sonde spatiale Pioneer envoyait au reste de l'univers une plaque sur laquelle était gravée la quintessence des connaissances humaines, utopie d'un savoir universel et éternel. Il y a encore vingt ans, les changements prenaient une vie. Mais depuis, Internet, cette ressource sans fin, cette culture partagée sans high ni low a réorganisé notre manière de penser. L'obsolescence programmée a fait place au renouvellement constant, le flux a supplanté la matière, l'épaisseur du Temps s'est atomisé en zéros et uns. Plus besoin de trier, analyser, le futur se tourne vers demain sans prendre la peine de relire hier.
Juliette Goiffon et Charles Beauté pointent les zones grises, bugs et aberrations de cette amnésie assumée. Mêlant technologies de pointe et profonds archaïsmes, ils tentent dans un geste désespéré et conscient de graver dans le marbre les impulsions électriques d'une milliseconde. Leurs oeuvres s'interrogent sur ces informations dépassées avant même leur diffusion : ils gravent les cours de la Bourse sur du verre (Le journal des finances du vendredi vingt-huit novembre 2008) ou le top 100 des sites Internet les plus fréquentés sur des plaques de laiton (réalisé en 2012, il est pourtant déjà différent du Top 100 actuel).
L'Ile de Sable (Sandy Island) est l'emblème de ce flux d'informations massif qu'on finit par accepter sans s'interroger sur sa réalité. Cette île, mentionnée par le capitaine Cook en 1774, fut placée sur toutes les cartes, et jusqu'à Google Earth, entre la Nouvelle Calédonie et l'Australie, dans la mer de Corail. Récemment, une expédition constata qu'il n'y avait en fait qu'un fonds marin, la mention erronée de l'île ayant été reprise mécaniquement. Partant des descriptions et relevés topographiques faux mais bien réels, Juliette Goiffon et Charles Beauté réalisent une maquette qui repose entre deux eaux, au milieu d'un aquarium, en agarose, matériau avec le même indice de réfraction de la lumière que l'eau. L'île apparait et disparait à la manière d'un hologramme.
Ce jeu entre faux-semblants, imaginaire et imprécision scientifique se retrouve dans le moulage de météorite présenté ici : réalisée au musée de minéralogie de MINES ParisTech, à partir d'une pierre tombée en Russie en 1947, cette pièce est destinée à être présentée à la fois comme oeuvre d'art (ici, à Montrouge) et comme fac-similé au musée de minéralogie. Cet objet unique sur terre se retrouve intégré dans un processus de production en série (le moulage), pour être paradoxalement édité à seulement deux exemplaires.
Enfants de Philippe K. Dick et d'Evariste Richer (par PMA, cela va de soi), Goiffon et Beauté brouillent les frontières entre original, copie, production artisanale et haute technologie, édition en série et unicité pour déplacer l'attention sur les nouveaux modes de circulation. Leurs oeuvres, issues d'un processus scientifique, au fini industriel interrogent de l'intérieur l'utopie du progrès. Des facteurs Cheval perdus dans la Silicon Valley.