MICHEL HERRERIA par Nathalie Quintane
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Tous les hommes ne sont pas plans. Quelques uns, si. Celui-ci, quelle est son activité ? Il supervise, par des yeux en billes de loto jaunes une silhouette enthousiaste à laquelle il est relié par une languette bleuâtre dont elle se supporte, qu'elle supporte ; ceux-ci, quelle est leur activité ? Ils regardent l'air dans deux directions opposées tandis que leurs langues sont une langue en trois coups de crayon, et un gant pend. Et lui, quelle est son activité ? Il a un masque tout à fait de Donald Duck masochiste, c'est son activité, sur une cotonnade blanche d'une seule tenue, sans parement, achevée de deux pieds pointus. Et lui, là, est-il un lui, qui a son activité ? Ne surgit que son bras couvert de bracelets brésiliens desquels il tâte la transparence de l'état, social, au-dessus d'une rampe d'ampoules en forme de ventouses. De même, là, quelle est l'activité ? Il s'y prend à quatre fois avant de souffler, ce dont trace il y a, dans un assemblage (un agencement, un dispositif, car nous sommes en 2011) constitué de plusieurs embouts de masque à gaz et fer à repasser, desquels se gonfle une pelote de laine, pelote à la rigueur de la parole, plaquée autant que gonflée. Idem, devant sa palissade ? Ayant les pieds coupés mais trop loin pour les constater, il s'appuie des deux mains aux rebords de son entonnoir, l'entonnoir qu'il est, comme à la tribune, mais s'avance aussi en petit fantôme, de la palissade - électorale ? Voilà, tu vois là deux bras pris dans la même pâte qu'une tête et plantés dans la tête en pleine activité, tandis qu'un embryon de mains croisées derrière le dos s'entortille pour ne pas leur faire concurrence (c'est un modeleur). Burneurs sont ceux-ci, d'un nez prolongé d'une tête, qui est une burne par conséquent, et sévère : poilue, avec un nez pointu et un oeil en deux cercles marqués d'un point ; le nez est coudé - et basta. Celui-ci, dont l'activité est toujours notifiée, quelle est-elle ? le cou pris dans une bouée de sauvetage en collerette, il porte cinq bras aux doigts bien écartés qui font des signes en éventail, tous codifiés, donc : suivez-moi, m'aimez-vous, embrassez-moi, venez me parler, nous sommes surveillés. Quelle est l'activité indiquée d'un homme-tuperware ? C'est une borne de circulation, d'accord. Il est mauve du bas, de sa boîte sortent des clés de boîte à sardines, esquisses de mains, le haut de visage dépassant comme à la piscine quand on a le nez dans le chlore. Ici, une activité dûment répertoriée : déplieurs de blocs, qui déplient des blocs. De quoi, ces blocs dépliés ? D'un harmonium, récréation providentielle. Le dessin, c'est de la musique sans son ; tu importes le son. Et cet individu, son activité ? Une fois de plus, il est entièrement vêtu de bracelets brésiliens desquels dépassent, aux cinq ouvertures (pied-pied, main-main, tête), des herbes folles. Un beau bleu, non-klein, sort d'une bouche à tuyau reliant le trou d'un cou vide à l'ampoule posée sur le crâne (froid) ; c'est un vaporisateur. Quelle est ton activité, si tu as le plastron en serviette-éponge ou gazon, un rond dans la tête, face à une boîte à deux pieds, un meuble-télé sans doute, rectifiée d'une figure géométrique plane ? Tu es ce que tu fais ? On n'est responsable que dans la mesure de son savoir-faire, disait Lacan, en 76, puis plus loin : Ça ne va pas fort, et je vais vous dire pourquoi.* Çui-ci, quelle est son activité, debout sur une tranche de fromage de Hollande à cinq trous, écran de Titans mon oeil ? Il discute, d'une proposition de parcours social, retour social, écoulement social (croulement), pavage - mais en fromage de Hollande. Des têtes-ballons immédiatement reconnaissables (soi-même ; d'abord les autres, un autre, pareil que moi, finalement soi), rouges solidement délimitées, font de la politique détachées sur un carrelage de salles de bains, par un petit trou de la bouche.

Toujours quelque chose sort par la bouche, le nez, et tous les trous moins le cul ; pourtant le cul parle, pas qu'en pétant, c'est un émetteur-type, il inspire il expire - tous ces hommes-plans n'ont point de cul, dirais-je omettant le nezmain, dont la partie postérieure s'exacerbe en bubble-gum rose sur une silhouette à quatre pattes : c'est sa manière ceinturée de baiser, avec une main de foire, de fête foraine en gant de caoutchouc qui oscille au-dessus de lui tandis qu'il fouille le trottoir trop loin du réverbère : je tombis amoureux, pense-t-il, je pense (la bonne attitude). Il est très important de le faire à quatre pattes, et non seulement debout, de mettre la même chaussette à chaque pied, d'avoir une main bleue et une main blanche, un costume-plaid, une ouverture de cou en tours de La Défense, de s'auto-dupliquer en brouillon, d'ajouter des étoiles - de foire, de fête foraine, de firmament. Çui-ci, çui-ci, çui-ci, quelle est leur activité parmi les postes de télé ? Ils (télés) sont, sur page, comme les anciens services pneumatiques, avec valves et clapets, hyper-vitesse du XIXe siècle, avec rayures verticales, deadline immédiate, plus une amélioration qu'on trouve toujours, ici en forme de bobine de fil directement greffée à la tête du client, hébété -

hébété oui, mais combien ? Saura-t-on jamais si son pépé clope au bec en repos devant son jardin bêché n'était pas tout aussi hébété, ou pensif ? Je m'identifie à la belle tête de Lacan, à la belle tête de Cioran, à la belle tête de Rantanplan.

Beaucoup de mots en -eur signent une société ; quelle est leur activité ? Leur activité est d'être actifs sur une base (par exemple un poste, une clarté, une norme, une éponge). Un cardeur existait. Est-il encore de ce monde ? Tout à l'heure, devant le carrelage de la salle de bains sur lequel je fais de la politique, m'est venu que la blouse que portait ma mère en tant qu'employée des postes était un dernier souvenir de la blouse de travail, du travail, de la blouse d'ouvrier que portèrent les employés, avant de montrer leurs habits.

Loin de moi l'idée de redonner des titres à ce qui déjà en porte, détient. Procédons par soustraction des titres, se dit-on, optimiste, mais pas plus que la réalité. Parfois, une tête grattée émerge sur fond noir. Une tête seule coupée du corps on sait d'où c'est. Manque que la pique ?

Et ici, que se passe-t-il ? Une sorte de terrain de football en lévitation sur un espace vert dit qu'on délie les langues sur surface gazonnée : n'y a qu'une surface bien gazonnée pour délier autant de langues, aussi bien autant de langues en si peu de temps ; c'est pourquoi garden-party, tee-party, barbecue.

La parole mijote l'homme dans une lessiveuse, spa, matérialisée par un long Malabar© tendu d'une bouche l'autre. Alors se saisit le Malabar© comme instance - la honte à rater sa bulle et à ce que personne ne veuille tirer ton chewing-gum.
Quelle est leur activité. Ils luttent. Mais leur marteau n'est pas un marteau : c'est un battoir. Exactement le battoir qu'on utilisait pour battre le linge, une fois sorti, bouillant, de la lessiveuse.
Je recherche mes ancêtres.
Ils ont, comme ça, un casque de moto, prolongé d'un battoir souple qui leur fait économie de bras.
Envoyons cette peinture dans la stratosphère, muni de ce texte, dans la stratosphère.
La fin de l'humanité n'est pas pour demain : elle a la tête bien encadrée dans un plateau de cantine.
Quelle est son activité ?
Elle est dans un aquarium.
Quelle est l'activité de l'aquarium ?
Il est plat, mais donne une sensation de volume.
C'est largement suffisant. Ça me suffit. Je serai professeur de volume à plat.

Un élu local m'a indiqué la formule : C'est une respiration (l'art, c'est une respiration, etc). Si les grosses têtes étouffaient tant que ça, ça se saurait. Qu'est-ce qui gonfle ce qui gonfle ? L'élu cherche dans les dessins des preuves d'une nouvelle époque axiale**. Un dépassement de l'humanité par l'humanité même, à condition que ça boursoufle l'électeur. Sur fond noir de firmament sans étoiles ou carrelage de salle de bains, des hommes à plat tentent d'être aussi élastiques que possible.

* Le Séminaire, livre XXIII, pp 61 et 77 (Seuil, 2005).
** terme emprunté à Jaspers : période située entre 800 et 200 av. JC, considérée comme décisive pour le développement de l'humanité.



MICHEL HERRERIA par Patricia León
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Pourquoi dessine Michel Herreria ?


Pour rendre visible que le mot erre, non par hasard invité dans son nom, est une conquête : celle d'une langue liée à la pensée. Par le geste. Michel erre avec son crayon, pour nous montrer l'intensité en mouvement et qu'il est possible de bousculer les représentations, de les faire bouger. En cheminant dans son travail, nous entrons peu à peu en relation avec ces hommes qui s'étirent de toutes leurs forces, se recroquevillent, se plient, se courbent, se mettent à quatre pattes, se laissent - ou se font brutalement - traverser par des objets. Ces hommes troués, en cage ou en prison se révèlent, de façon lumineuse, dans la continuité du trait, de l'espace et surtout dans les « objets-prolongations-de-soi », nous faisant ainsi lire et sentir ce que veut dire « se conformer à être des individus représentatifs ».

Dans l'exposition « Ne rien attendre » il faut se laisser traverser par la violence de cette impasse, la vivre en temps réel. Ces peintures sont des cris, elles nous font vivre le monde brutal, étranger de l'homme enchaîné à ses circonstances, mais aussi et surtout de l'homme qui ne trouve pas son chez-soi dans La maison dépressive de la politique, qui ne peut pas s'accommoder d'être devenu L'otage des normes, otage du verbe, otage des Discussions qui ne lui disent plus rien, enfin, otage d'une pensée modelée.

Dans ces peintures, la plasticité, le tiraillement, la couleur s'imposent comme une force : par son propre mouvement, l'homme s'ouvre à respirer le dehors qui l'asphyxie. « Ne rien attendre » c'est résister en acte !

Michel Herreria, oppose à la pensée modelée, la pensée faite des mots-de-lait. Il y a un hors-page qui se dessine dans son travail. Comme en creux, chaque oeuvre nous fait sentir la présence d'une perte : celle de l'humain. Dans « Les Ciments » par exemple, la désarticulation, la rupture est physique. Elle invite chaque homme à faire l'expérience de se dépêtrer de ce qui l'empêche d'agir.

Les mensonges sociaux et politiques ne peuvent être questionnés si nous oublions que le saut libérateur est en nous. Ces hommes masqués nous rappellent que, dans le théâtre, le vrai acteur ne porte pas de masque. L'homme est acteur par son jeu, par son pari, par la façon dont il mesure comment il est relié aux autres et aux choses afin de se réinventer. Ainsi peut-il renaître.

Dans La maison dépressive de la politique cette main entre le dehors et le dedans ne s'accommode pas de la situation. Elle est la main qui dessine pour se révéler contre le mur des réalités assemblées. Le désir d'affranchissement est dans cette rencontre entre l'écriture et l'image. Cette main n'est pas métaphore de la parole, elle est un « mot-chose », soutenue par une colonne sans fin pour nous dire que le temps de l'attente est fini.

« Ne rien attendre »
c'est oser ouvrir sa main avide de promesses. Dans le travail de Michel Herreria, cette main se fait mouvement, peinture, errance pour ouvrir l'horizon?


Patricia León
Mars 2014