Cher Guillaume,

la première difficulté qu'il m'arrive de rencontrer quand je découvre une exposition comme la tienne, au 84 rue Amédée Saint-Germain (près de la gare), est de déterminer si en font partie : 1°) l'extincteur rouge accroché au mur ; 2°) le seau d'eau savonneuse avec la serpillière et le balai posés dans un angle ; 3°) la personne assise au bureau en train de téléphoner. Ces interrogations ne sont pas ironiques. Elles pointent un vrai problème, topologique, ou simplement logique : étant donné l'ensemble des éléments présents dans le champ du regard, quels sont ceux qui font partie de l'oeuvre et quels sont ceux qui n'en font pas partie ? Autrement dit, où passe la ligne de démarcation entre ce qui relève en propre de l'exposition et ce qui appartient à un autre ensemble, en l'occurrence la galerie ? Pour ton exposition, je n'ai remarqué ni extincteur, ni seau en attente, ni secrétaire en train de téléphoner ; mais il y avait quand même la fenêtre que tu as occultée avec ton plancher. Et il y avait le buffet de la pièce d'entrée. J'y reviendrai. [Dans le cas d'une classique exposition de tableaux, les choses peuvent paraître plus simples. Ce qui est donné à voir, ce sont les peintures, pas le lieu de l'accrochage. Sauf exception, il n'y a guère de confusion possible, même si on peut toujours discuter la couleur des murs ou les conditions dans lesquelles sont montrées les peintures.] Quoi qu'il en soit, la question reste : Qu'est-ce que je suis censé regarder ? Qu'est-ce que je suis en train de voir ? Si on avait affaire à de l'écriture, on demanderait : Qu'est-ce que je dois lire ? Qu'est-ce que je suis en train de comprendre ? Ce qui revient finalement au même puisque le verbe voir, quand il ne désigne pas l'exercice d'une faculté sensorielle mais le percept qui en résulte, signifi e comprendre dans tous les cas. Est-ce que tu vois ce que je veux dire ?  Comment passer de regarder à voir, ou de lire à comprendre ? En sélectionnant. En choisissant. Avec ce brouillard, j'ai beau regarder, je ne vois rien. J'ai relu cent fois cette phrase sans rien y comprendre. Le brouillard une fois dissipé, en regardant par la fenêtre, j'ai vu un palmier. Après avoir lu ta lettre, je comprends mieux la situation. Même chose pour chercher et trouver. C'est la Théorie des puces, que j'ai longuement expérimentée à New York, 6e avenue, 28e rue. Tu es collectionneur de presse purée des années trente, à manche en bakélite. Tu vas donc (très tôt, afin de ne pas te faire doubler par un autre collectionneur) au marché aux puces. Cela suppose que tu saches identifier d'un seul coup d'oeil un presse-purée des années trente. Si tu sais faire ça, tu parcours les puces au pas de charge et s'il s'y trouve un seul presse-purée trente à vendre, tu le repères. S'il y en a plusieurs, aucun néchappe à ton oeil d'aigle et tu rafles la mise. Si, par malheur, il n'y a ce jour-là aucun presse-purée des années trente sur le marché, tu rentres chez toi, bredouille et frustré. Autre cas de figure : ton éventail d'investigation est plus ouvert. Il englobe plusieurs types d'objets : les verres, les assiettes, les vases, les coupes, les cendriers; en Depression glass, les chromes des années trente et quarante (avec une prédilection pour les Chase et les Bowman), les ustensiles de cuisine (dont les presse-purée des années trente), etc. Ton parcours des puces est alors plus calme et plus sinueux. Tu prends ton temps. Ton regard est flottant, accueillant. Tu butines. Tu es moins en quête d'objets particuliers que de surprises. Ta recherche s'apparente davantage à la pêche qu'à la chasse. Dernier cas de figure : tu détestes aller aux puces, tu détestes les vieux trucs, tu accompagnes seulement quelqu'un qui les aime et à qui tu proposes, au bout d'un moment, parce que tu as froid ou mal aux pieds, d'aller l'attendre au Coffee Shop du coin en lisant le journal. Tu n'as rien trouvé parce que tu ne cherchais rien. Quel rapport, demanderas-tu, entre les puces, la lecture, un palmier émergeant du brouillard et ton exposition ? Je dirai un rapport de lignes. Lire, écrire, chercher, voir, construire, ça se fait toujours en fonction de lignes. Où passent les lignes de partage, d'opposition, d'exclusion? Par où faire passer les lignes ? Faire passer les lignes là où on les attend, ce n'est pas très difficile. Il suffit de faire comme on appris à faire. Pour ça il y a d'excellentes écoles. Je ne parle évidemment pas des écoles d'art. Je parle des autres écoles : la petite école, où on apprend à lire, à écrire, à compter ; les grandes écoles où on apprend à consolider les acquisitions précédentes ; l'école de la vie ? Ah ! l'école de la vie ! Où se vérifie et se confirme, au quotidien, la solidité des lignes de force dominantes : on nomme ça l'expérience. Autre excursion digression : le déplacement, le mouvement, le trajet, la vitesse. L'odologie, ou science des chemins. Quelles sortes de lignes dessinent les sentiers, les chemins, les routes, les rues, les autoroutes ? Il ne s'agit pas de métaphores, mais de cas particuliers. De toute façon, de chemins de pensée. Comme il existe des sentiers, des routes, des autoroutes de la pensée. Quand je me rends au 84 de la rue Amédée Saint-Germain (près de la gare), j'emprunte certes une rue mais aussi un chemin de pensée, préexistant, déjà tracé. On parle de sentiers battus. Pour aller à l'adresse indiquée, je prends l'itinéraire le plus direct, le plus rapide, comme lorsque je collectionne les presse-purée des années trente : je vais droit au but. Je suis la ligne droite, celle du plus court chemin. Toutes les situations de vie sont quadrillées par des réseaux préétablis de lignes, de trajectoires prévisibles. Il suffi t de suivre, comme à l'école. Les activités créatrices elles-mêmes n'y échappent pas, puisque ce qu'il est convenu d'appeler le champ de l'art se défi nit par un jeu de lignes distinctives et identifiables. Déplacer les lignes, les faire passer là où on ne les attend pas, pervertir les trajets habituels, soit en important dans le champ artistique ce qui, de prime abord, n'a rien à y faire (la Fontaine de Duchamp, les Témoignages de Reznikoff), soit en modifiant les frontières à l'intérieur même du champ (les cut-up de Blaise Cendrars, les tableaux de Roy Lichtenstein) paraît caractériser une grande partie de la création contemporaine. On modifie les règles, mais on continue à jouer. On change les lignes de place, mais on garde les lignes parce qu'on a besoin des références. Chaque fois que j'écris un nouveau livre, je change de table. Je ne sais pas pourquoi je fais ça, mais c'est ainsi. Il m'est aussi arrivé d'avoir acquis une table et de ne n'avoir rien pu écrire dessus. Le coup d'après, j'ai quand même changé de table. Comment appeler ce type de ligne qui passe par ce qui n'advint pas ? Quand on choisit une table, on la choisit en fonction de l'usage qu'on veut en faire. C'est pourquoi, dirait Aristote, il existe sur le marché des tables de cuisine, des tables de salle à manger, des tables de salle de classe, des tables de bridge, des tables de bistro, etc. Si je choisis une table de cuisine pour men servir comme d'une table d'écriture, parce que c'est mon plaisir ou mon désir, je ne me trompe pas. Pourtant j'ai brouillé les lignes. Et je les brouille encore davantage si je décide de m'installer avec ma table dans la cuisine parce que la cuisine est un endroit où je suis bien pour écrire. J'ai souvent travaillé avec plaisir dans une cuisine, sur une table de cuisine qui ne me servait que de bureau. J'en reviens à ton exposition. En fait, je ne m'en suis jamais éloigné. Mais j'en reviens à ce que je disais au début en mentionnant le buffet dressé dans la pièce d'entrée. Il y avait là, sur une table poussée contre le mur, des bouteilles, des fromages, du pain en tranches et deux boîtes de pâté Lou Gascoun à étiquette jaune, ouvertes mais non entamées. Ce sont ces boîtes de pâté qui ont tout déclenché. Mon regard a été attiré par la surface granuleuse du pâté, qui brillait d'un éclat singulier, presque artifi ciel, comme s'il se fût agi non du pâté lui-même mais de son image très ressemblante décorant le dessus des boîtes de conserve. Cette vision n'a durée qu'un instant, mais elle a précipité ma perception des choses. À partir de là, j'ai vu ton exposition comme je ne l'avais pas encore vue. Il m'a soudain paru évident que ce qui reliait entre eux les éléments réunis par toi dans (ou pour) cet espace, c'était justement pas de lien, (comme le sport pour Churchill). Tu étais en train de répondre aux questions de quelqu'un qui te tendait un micro. Tous les trois (toi, le journaliste et le micro) faisiez dès lors partie de l'exposition, tout comme les visiteurs qui déambulaient en silence ou en bavardant, comme les sept (moins un) pare-soleil en verre coloré, la bille de polystyrène et ses rails en aluminium, le garage en plâtre et papier gommé, le piercing de la rampe descalier, le barbaplastic en polyéthylène, les éponges aux murs, les ballons découpés, le plancher stratifi é cloué devant la fenêtre du haut, la vidéo projetée, les deux antichar en mélaminé jaune, la vidéo Sunrise, la carte IGN froissée, et moi en train d'observer. J'ai pensé à John Taggart qui, pour parler de la peinture de Rothko, décrit aussi les gens (les mariés, les hôtes, les touristes) qui fréquentent la Chapelle de Houston. En essayant de penser, plus tard, comment rendre compte de ton exposition, quelle représentation pourrait en être donnée, j'ai rencontré deux difficultés. La première tient à ce que j'appellerais son inachèvement. (Dans ma bouche, c'est un compliment.) Une des raisons pour lesquelles l'art,  jy inclus la littérature ne me fascine pas, c'est qu'il repose précisément sur le principe de fascination objective. Contrairement à Alain Juppé, ma première réaction devant une oeuvre (contemporaine ou non) n'est pas de me demander : Où est l'imposture? Mais: Quelle est ici ma place ? Ou : De quel côté de la ligne est-ce que je me trouve dès lors que je suis mis devant le fait accompli ? Cette frontalité-là, elle, se prête bien aux représentations. Mais ce n'est pas comme ça que j'ai vu ton exposition. La seconde diffi culté, qui est une variation sur le thème de la première, est plus grammaticale. Toute représentation est (se fait) à la troisième personne. Représenter, c'est montrer un il. Et il, c'est le mot d'ordre par excellence. De toutes les lignes dures, il trace la ligne la plus dure et la plus pétrififi ante. C'est tout l'inverse d'une ligne de vie. Pour rendre compte de ton exposition, il faudrait oublier l'idée de la représenter. Il suffirait de faire voir un regard amical. Quelqu'un(e) se promènerait, caméra à l'épaule, et filmerait juste son parcours entre les choses, les gens et toi, sans oublier l'extincteur rouge, le seau d'eau savonneuse et le pâté Lou Gascoun. En quittant le 84 rue Amédée Saint-Germain (près de la gare), le soir du vernissage, j'ai dit à Juliette que ce que j'avais vu m'avait plu et que si je jouais au portrait chinois je demanderais : Et si c'était un livre, quel genre de livre ce serait ?

[Emmanuel Hocquard]

GAZETTE DE LA VILLA HARRIS N° 17, 21 février 2006

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