Raphaële Gruet - Communiqué de presse pour l'exposition "La Loge des Fratellini" Frac Basse Normandie du 28 novembre 2015 au 7 février 2016

Tel un compositeur interprète, Michel Aubry développe un corpus d'oeuvre qui n'a de cesse de mettre en jeu des oeuvres emblématiques de la modernité ainsi que leurs auteurs dont il s'empare des histoires aussi anecdotiques que fondatrices de leur esthétique et les interpète comme un musicien le ferait d'une partition. Ainsi croise-t-on dans ce "Panthéon" des figures de l'art, du cinéma tout autant que du cirque. Reviennent de manière cyclique Alexandre Rodtchenko, Erich von Stroheim, Le Corbusier mais aussi Joseph Beuys ou bien encore les Fratellini, dont il "met en musique" les oeuvres en prenant appuis sur des systèmes de productions savamment orchestrés. Par le prisme du cinéma, du décor d'une loge, de la création de costumes, tout y est affaire de reconstitution tout autant que d'éloignement du référent initial pour déplacer les oeuvres vers d'autres fictions. A cela s'ajoute l'effet constant d'anachronisme, de rencontres improbables provoquées par Michel Aubry dans ses films, le tout formant une lecture complexe et foisonnante de l'art moderne.

Au Frac Basse-Normandie, Michel Aubry présente dans un premier espace "La loge des Fratellini". Vaste reconstitution prenant son ancrage dans une anecdote liant l'artiste Alexandre Rodtchenko aux frères Fratellini  dans le Paris des années 20, elle est par aileurs une oeuvre évolutive depuis 2005 et le plus souvent l'outil qui accompagne les films réalisés par Michel Aubry. C'est le regard porté par Rodtchenko sur cette loge d'artiste (table de maquillage, éclairage) mais aussi des costumes emblématiques de l'oeuvre de Michel Aubry: la combinaison de Rodtchenko, les mises en musiques des combinaisons de Joseph Beuys, etc. La figure de l'acteur Erich von Stroheim omniprésente dans les films de Michel Aubry y trouve place sous les traits de la Marionnette Erich, oeuvre de la collection Frac Basse-Normandie.

Dans cette nouvelle reprise "La loge des Fratellini" fera l'objet de quelques variantes au regard de nouvelles productions présentées dans un deuxième espace d'exposition autour de la figure du Chaman. La création d'un grand costume de Chaman associé ici à l'esprit chamanique de Joseph Beuys - autre figure récurrente chez Michel Aubry - et ses "mises en musiques de combinaisons..." initialement présentes dans "La Loge des Fratellini" sont autant d'entrées aux mythologies personnelles des artistes qui n'ont de cesse de nourrir l'histoire de l'art.



Texte de Claire Le Restif,
commissaire de l'exposition The Searchers (20 septembre - 15 décembre 2013) et directrice du Crédac, Centre d'art contemporain d'Ivry.

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Cher Michel Aubry,

La visite de ton exposition chez Eva Meyer, m'a permis de vérifier une chose très importante. Dans ton parcours artistique, entamé il y a une trentaine d'années, demeurent des préoccupations tenaces, voire obsessionnelles.
Cette exposition si modeste soit-elle en taille, réussit le pari de mettre en évidence qu'un artiste, bien souvent explore et recherche sa vie durant, le même objet. A l'image de « l'objet perdu » que recherchent les héros dans l'espace « westernien » d'Anthony Mann ou de John Ford, ou bien de la « transmission perdue » comme chez Andrei Tarkovski (dans Andreï Roublev).

Cette exposition « pentacordale » propose, à travers cinq oeuvres, une partition légère mais complète de tous les axes de ton travail.

Explorateur, chercheur, enquêteur, joueur, copiste, archéologue, sont autant de qualificatifs qui me viennent à l'esprit quand je pense à « ton attitude ».
Les fictions que tu mets en place à travers tes sculptures ou tes films communiquent autant de vrai que de faux, parce que le faux possède souvent davantage de contenu que le vrai.

Tu te passionnes pour l'enregistrement et la transmission.

C'est la raison pour laquelle tu as choisi la cire comme l'un de tes matériaux de prédilection. La cire fait référence à la sculpture et fait aussi écho à une période de l'histoire de la musique où pour la première fois on a enregistré et reproduit un événement sonore. Sculpture et musique se rejoignent...

Le « tapis » de cire, situé dès l'entrée de l'exposition, ordonne un monde. Les cannes et les anches créent un site à la géométrie primitive. Le souffle continu qui se muait en sons n'anime pas les launeddas. Les cannes sont virtuellement parcourues par une énergie mnémonique. Tes sculptures sont souvent silencieuses mais potentiellement jouables, comme c'est le cas de ta « matrice » constituée de cinq éléments présentés au mur. Les moulages de cire dans leur état cristallisé contiennent la propagation des ondes sonores et stoppent le défilement du temps.
Cette Table de conversion que tu as mise en place en 1992, à partir d'un système musical traditionnel sarde, génère tes sculptures en une sorte de translation sculpturale. Les cinq pentagones de cire correspondent aux formes musicales fondamentales constituant l'instrument (les launeddas). Il s'agit de la partition générique de toutes les pièces de cette série, parfois endémique, comme la croissance des roseaux que tu cultives et cueilles depuis longtemps.
A travers ce tableau de correspondances entre des hauteurs musicales et des longueurs métriques, tu donnes aux sons leur équivalent dans l'espace.

La cire renvoie à l'enregistrement mais aussi à l'effacement de l'original, provoqué par la fonte, problématique héritée de la sculpture et de ses techniques traditionnelles de moulage. Les notions d'unicité, de perte du modèle, de mutation des origines supposées, d'interprétation sont centrales dans ton travail de sculpteur ou dans ton travail de chercheur.

Le vide et le spectre sont partout palpables.

De même pour les vêtements que tu crées, qui représentent pour moi, l'enveloppe du corps absent. Par exemple Le manteau d'Ernst Jünger (2011) est fascinant parce qu'il possède un véritable potentiel fictionnel. Situé au centre de l'exposition, ce manteau  militaire fait planer l'évocation de la guerre mêlée à la passion de Jünger pour l'entomologie. Figure controversée ayant participé aux deux guerres mondiales, cet écrivain allemand (1895-1998) a beaucoup théorisé et publié dans l'entre-deux-guerres, période historique constamment visitée par ton travail.
Si l'extérieur du manteau est l'enveloppe de l'uniforme, l'intérieur est dédié à l'intimité de sa passion pour les insectes. Le manteau de Jünger semble ainsi « mis en musique » par les motifs brodés.

De même que l'installation sonore intitulée De 18h30 à 22h (1984) met véritablement « en musique » la galerie. Comme au temps du Field Recording, tu explores ce territoire. A l'aide d'un magnétophone à bande magnétique, tu as enregistré dans la galerie le son d'objets en bois que tu diffuses à l'endroit-même de l'enregistrement. Les ethnomusicologues comme Alan Lomax utilisaient ces machines, devenues portables, pour enregistrer tout ce qui était jusqu'alors de l'ordre de l'oralité. C'est grâce à ce type de machines qu'ont été recueillis les derniers témoignages de certaines tribus, mais aussi les confessions et les écoutes policières dans les séries télévisées des années 1970. L'oralité est mythique, d'autant plus que nous sommes dans une société où tout est noté, catalogué, consigné.
Tu t'intéresses davantage à l'ethnomusicologue qui suit le colonisateur, qu'à la colonisation elle-même. Comme tu t'intéresses plus aux artistes et aux architectes soviétiques venus conquérir l'Ouest avec leurs formes nouvelles à l'occasion de l'Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes de Paris en 1925, qu'à l'analyse géopolitique des foires universelles des années 1930.

De 18h30 à 22h
(1984) « met en musique » un film d'animation (n/b) que tu viens de produire. Pour réaliser ce film, tu as pris comme point d'origine une photographie du mobilier crée par Isaak Rabinovic, le décorateur du célèbre film Aelita (Yakov Protazanov, 1924), pour le Pavillon soviétique de l'Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes de Paris en 1925. L'architecte constructiviste Konstantin Melnikov avait confié à Rabinovic le soin de « mettre en scène » les publications et les affiches d'avant-garde produites par les constructivistes. L'oeil attentif remarquera qu'un illusionniste invisible fait disparaître chacun des éléments situés dans le mobilier, jusqu'à ce qu'il ne devienne qu'un décor vide, sans trace, ni archive. Un objet perdu.

Tu as dit « Pour moi la sculpture c'est la colonne d'air, pas son contenant. L'enveloppe met en évidence une autre sculpture invisible... ». C'est sans doute cette autre sculpture invisible que je perçois autour.

Grâce à toi, j'ai découvert que le bruit du vent n'existe pas, et je t'en remercie.


Claire Le Restif, octobre 2013 à Ivry-sur-Seine




"Les dispositifs romanesques de Michel Aubry" par Hugo Lacroix
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«  Toute pièce de Michel Aubry est mystérieuse. Dès la première rencontre, n'importe quelle de ses installations ou un film de lui, toute forme de son art peut plonger le spectateur dans les délices de l'étonnement. Les mêmes objets apparaissent dans des lieux d'expositions, dans des salles de spectacle, où ils font naitre un sentiment extraordinaire de se trouver piégé dans sa lucidité. Chaque pièce réalisée semble être le morceau d'un monde présentant des points communs avec le monde que nous connaissons, mais devenu tout à fait étrange, au point d'apparaître fragment d'Atlantide - Atlantide de la modernité du XXe siècle, cimetière des héros de l'art moderne - où échantillon d'un cinéma produit sur la planète Mars avec des ingrédients terriens.

Si l'on n'est plus sur de rien, pourquoi la saveur de l'incertitude paraît-elle agréable ? N'insulte-t-elle pas notre lucidité en lui découvrant une faille ? Ce nouveau plaisir ; qui consiste à ne pas tout comprendre d'un coup, d'où vient-il ? C'est que précisément parce qu'il s'adresse à la lucidité comme à l'intelligence, Michel Aubry ne lui tend que des pièges adaptés : plutôt des lacs en soie que des mâchoires en fer. La notion même de "pièce", propre au jargon de l'art contemporain, y perd définitivement ses connotations de boucherie, d'équarrissage. Avec Michel Aubry, il s'agit de pièces à assembler, d'un puzzle qui se dévoile autant en reconstituant qu'en défaisant l'image d'un monde. L'art absolument contemporain de l'installation a hérité quelque chose du bon vieux cinéma moderne : une extrême confiance dans le fait de montrer, un style qui se résume à l'acte de montrer un engagement moral fondé sur le pouvoir de dessiller. [...]
Une installation partage avec le cinéma le privilège de construire indéfiniment des mondes émotionnels rivaux de la vraie vie. Des artifices bien choisis suffisent pour camper un monde qui n'est pas sans rapport avec les réalités érigées par l'humanité. Comme le petit enfant avance derrière ses jouets pour agrandir son territoire en les semant partout dans la maison, par la prolifération des objets qu'il a installé dans un quart de siècle, par le pullulement des films, Michel Aubry ne cesse pas de repousser devant lui les frontières de son monde parallèle.»

Extrait du texte Les dispositifs romanesques de Michel Aubry, Hugo Lacroix, Editions Nicolas Chaudun, Marion Meyer Contemporain, 2010, Paris





"Parti pris des choses"
par Remo Guidieri
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(...) Ce sont des prolongements légitimes de la veine qui dans la France de l'autre siècle s'incarne dans le nom d'Alfred Jarry: lorsque l'hallucination visionnaire déshabille l'apparente normalité du quotidien et du commun. Cette mise-à-nu est brutale, mais engendre aussi l'humour et cette voie, aujourd'hui passablement perdue en France, qui a une sonorité âpre et élégante, voix d'un instrument qui très rarement s'emploie pour évoquer la nostalgie, la trompette, ou celle qui accompagne les gigues qui, dit-on, ravissaient les touristes de l'Iowa au début du siècle.

La veine de Jarry, donc de Roussel et de Duchamp, est un chevauchement de genres et de motifs, une confusion rigoureuse de genres (ainsi la pataphysique); surtout un chevauchement de ce qui semble incompatible: instruments de guerre et instruments musicaux, sublime et concours Lépine, logique et absurde, révolte et ironie, patron (c'est-à-dire ready-made) et combinatoire érotique d'éléments (les alexandrins de Roussel, la Broyeuse de chocolat et les Pistons à air, le militarisme et le Grand-Guignol, l'ésotérisme et la Vitrine), mais combinés dans des montagnes où la géométrie reste la trame, ce fond que l'esprit retrouve parmi des hommes déchirés par la guerre dans un pays arrosé d'armes en tous genres et chez un artiste arrière-petit-fils de Jarry qui cherche l'accord là où d'autres ne voient que l'incongru.

Extrait du texte "Parti pris des choses" de Remo Guidieri paru dans "Symétrie de guerre", Michel Aubry et Remo Guidieri, Editions St Opportune, Bruxelles/Galerie Jean-François Dumont, Bordeaux 1997