SEVERINE HUBARD : Entretien avec Abane Duvillier,2007
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Albane Duvillier :
Le crâne de pierre (2001) est une oeuvre emblématique de la grande liberté avec laquelle vous vous appropriez d'autres techniques, cette fois la reconstitution archéologique pour réaliser un élément sculptural, une amorce de fiction. Dans quelle mesure cette oeuvre est-elle annonciatrice de vos travaux ultérieurs ?
Séverine Hubard
: Après avoir participé à des fouilles archéologiques préhistoriques, j'ai combiné dans cette oeuvre trois étapes spécifiques : la fouille, le tri, la reconstitution.  La fouille consiste à gratter, à chercher. Sur un site, chaque micro-élément découvert peut être le reliquat d'une industrie importante et est donc conservé. J'ai considéré que sur n'importe quel site, n'importe quel caillou pouvait avoir 50 millions d'années. Résonnait alors dans ma tête Futur, ancien, fugitif d'Olivier Cadiot et cette interrogation : « On ne trouve pas un bras de pierre sans trouver le reste ensuite : culte, inversion de cadavres? Technique rituelle? » (1) Le tri est une pratique qui vaut à certains archéologues novices d'être surnommés « les mangeurs de cailloux ». Car, pour distinguer un os d'un caillou, ils le posent sur la langue : si ça colle c'est un os, si ça glisse c'est un caillou! Par ailleurs, c'est un assemblage de plusieurs textes qui a produit le crâne de pierre : Molloy de Beckett notamment avec sa « pierre à sucer », La vie de Galilée de Bertolt Brecht avec sa « pierre preuve » et ce très beau vers d'un poète du Nord Pas-de-Calais « Autant que les nuages, un caillou me donnent le vertige. » (2)  Enfin, la reconstitution est un moment particulier : chacun dispose d'une boîte étiquetée contenant des fragments à partir desquels il faut construire la forme indiquée alors qu'on pourrait tout aussi bien en imaginer une autre. Pour donner de la valeur à des cailloux quelconques, j'ai passé des heures au pied d'une falaise en Bretagne à trier des cailloux que j'assemblais un à un pour former le crâne de pierre, une sorte de vanité « métamorphose de l'instabilité des formes du monde » (3) Collecte et assemblage restent encore aujourd'hui des aspects fondateurs de mon travail. Chercher ou trouver ou choisir un objet qui m'amène à construire autre chose que ce à quoi il est destiné. Par exemple, j'ai travaillé avec des chutes de bois d'une usine de meubles, comme au Lieu unique à Nantes, pour faire une mini ville tout comme je travaille régulièrement avec des rebuts pour en faire des « oeuvres ».

A.D : Vous faites allusion à l'installation: donc et or car mais ni ou, présentée en 2002 au Lieu Unique. Cette fois encore, ce sont des éléments ou des objets "trouvés" qui constituent le premier matériau. Le hasard semble jouer un rôle important avant toute  construction...

S.H : Non, pas avant chaque construction, mais, pendant la construction : à partir d'un tas de chutes de planches, je les ai assemblées une à une dans leur ordre d'apparition sans jamais les recouper, en respectant simplement la règle d'orthogonalité que je m'étais fixée. Cela peut donner l'impression que j'ai monté une série de meubles en kit, au hasard, sans utiliser le mode d'emploi. Le titre se réfère à la phrase qu'on apprend par coeur pour retenir les conjonctions de coordination « mais ou et donc or ni car » dont l'ordre a été tiré au dé.

A.D : Si on suit la trace de votre usage des pratiques archéologiques, il y a aussi ce dessin de fils, qui évoque les strates, les différents niveaux et le quadrillage d'un champ de fouilles. Par ailleurs, ce dessin est mis en parallèle avec des oeuvres comme le labyrinthe réalisé pour la Zoo Galerie de Nantes (2000)?
S.H :
C'est le dessin d'un projet imaginaire pour un parcours avec trois niveaux d'obstacles : pour les pieds, le bassin et la tête. À Nantes, la hauteur des murs du labyrinthe était de un mètre cinquante/un mètre soixante. Les spectateurs pouvaient voir de l'autre côté des murs composés d'ouvertures (fenêtres et portes) comme dans un jardin où l'on se promène mais où l'on ne se perd pas. Il y avait deux façons d'entrer : une porte permettant d'accéder à la Zoo galerie dont il fallait ressortir pour accéder à l'oeuvre; une seconde entrée plus discrète offrait un accès direct au labyrinthe qui devait être traversé pour arriver à l'espace d'exposition. Dans les deux cas le visiteur devait faire un détour. Par la suite, j'ai conçu le labyrinthe d'Auberives (2004), mais cette fois le travail était fondé sur le point de vue. L' oeuvre n'était visible que depuis le pont situé au centre du village. Tout était disposé à plat. Avec ce jeu sur les niveaux qui rappelle celui du dessin de fil, j'ai construit un labyrinthe pour les yeux.

A.D : Ces premiers travaux abordent des questions d'espace, de jeux de structures, des questionnements sur la construction, et sont caractérisés par une certaine abstraction. L'image n'apparaît pas encore. Est-ce qu'une oeuvre comme
écrasement secondaire (2005) ne serait pas représentative d'un glissement, d'une tentative d'intégrer l'image de l'architecture plus directement ?
S.H :
Dans cette construction dont le titre est un peu violent, des photographies de « résidences secondaires » d'Amérique du Nord, du Japon, d'Europe ou du Moyen Orient sont placées côte à côte ou l'une sur l'autre. Ces images se confrontent brutalement ou se confondent et évoquent une forme d'écrasement.  Toutes ces images, issues d'une pratique photographique permanente, sont dans ma tête, dans mes carnets de notes ? Je voulais les montrer, les faire partager, les agencer.  Lors de mon travail au Japon, My own potlatch Japan (2005), pour la première fois, des éléments de l'installation étaient directement reconnaissables : la SPAM, un bâtiment triangulaire symbole de la ville d'Aomori, un pont, un cimetière et l'université. Du coup, les autres éléments (inventés, plus abstraits ou aux formes moins explicites) demandaient aux spectateurs de travailler en faisant preuve d'imagination pour apprécier le côté sculptural de l'installation.  Pour Contractage (2005), j'ai eu aussi ce désir de partager mes sources, par le biais d'une vidéo/catalogue (diaporama) placée au sein de l'installation. Cette vidéo met en parallèle des images d'architectures de Rotterdam et d'ailleurs avec des photographies de mes propres constructions réalisées lors de ma résidence à Kaus Australis en 2004. À l'occasion de la nouvelle présentation de Contractage en février 2007 au CEAAC de Strasbourg, j'ai  aussi choisi de montrer des palettes de transport sur lesquelles étaient simplement rangés des stocks. Le volume qui n'est pas encore construit peut être imaginé. C'est une phase dans mon travail qui peut aussi faire écho à celui de Lara Almarcegui : Matériaux de construction, 2003.

A.D : Contractage réutilise des constructions antérieures (conçues à l'occasion de la résidence à Rotterdam), pour les réagencer à proximité d'une « bibliothèque de formes décoratives ». Contractage suggère la possibilité de combiner, de construire des architectures à partir de l'ornement, un élément qui a été si refusé par l'architecture moderne?
S.H :
À Rotterdam, j'étais face à une déchetterie à laquelle j'avais accès. Le travail le plus important de la journée était alors de faire le stock, de le ranger et de le regarder. Construire était ensuite plus facile. Je m'étais imposée de réaliser tous les jours une construction sur palette. Je me suis amusée à me fixer des règles par rapport cette nécessité : partir avec une base en biais, dépasser de la palette, utiliser uniquement les morceaux d'une même couleur?   Avec Contractage, j'ai fait apparaître le volume d'un côté, les formes décoratives misent à plat de l'autre. Les planches décoratives constituent ce que je nomme  la « bibliothèque ». Chacune ne présente qu'un seul signe décoratif répertorié lors de mes observations de l'architecture et du mobilier (un trou en forme de coeur pour la porte des toilettes ou le volet alsacien, une corniche ou une moulure, un dallage, un triangle, la courbe d'une voûte...). Les colonnes qui soutiennent l'étagère sont un des éléments de la bibliothèque de forme. Elles sont autant des pieds de tables que des pieds de lampes ou les colonnes d'un temple. Contractage est fondé sur des éléments décoratifs, même pour les constructions. Les constructions sur palette, que j'appelle parfois des maquettes, sont faites avec des restes de meubles. Prenons l'exemple de la construction du « palais arabe ». La planche clef  comporte un motif à l'origine fonctionnel : il correspond à la découpe conçue par le bricoleur pour faire passer un tuyau sous l'évier. J'ai simplement retourné la planche qui est devenue une façade ornementale. Je passe de l'un à l'autre : je regarde un placard et je vois une barre HLM?

A.D : Au Japon, l'architecture des centres commerciaux a suscité votre curiosité : la forme même de l'architecture du bâtiment ayant pour objet de signaler la fonction du commerce, ce qui peut provoquer des réalisations surprenantes, cet intérêt pour le décor architectural évoque les recherches de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour dans les années 70 :
Learning from Las Vegas (4)
S.H :
Au Japon, je me suis avant tout intéressée aux architectures des zones commerciales qui sont des bâtiments caricaturaux, vite faits, parce qu'ils seront certainement détruits prochainement. Il y avait par exemple un supermarché dont le bâtiment dans son entier évoquait un château fort. Ce n'était pas seulement des façades ou des enseignes. Dans Learning from Las Vegas, les auteurs se sont lancés le défi de regarder positivement, sans préjugés, la rue du Las Vegas Strip exemple par excellence de la rue commerçante. Trente ans après la parution de leur livre, leurs méthodes me semblent toujours d'actualité avec cette idée qu' « étudier  le paysage existant est pour un architecte une manière d'être révolutionnaire (5) ».

A.D : C'est d'ailleurs à l'occasion de ce travail au Japon, que le dessin semble avoir pris de l'importance dans votre démarche.
S.H :
Oui, parce que j'étais dans un autre rythme de travail. J'ai aussi réagi aux critiques d'un artiste, Erik Wijntjes, qui était à mes côté à Rotterdam, surpris que je ne dessinais pas alors que pour moi, les constructions de Rotterdam sont une forme de dessin dans l'espace : le geste est rapide, ce sont des esquisses, des croquis. Au Japon, j'ai pensé par le dessin avant de construire. Certains dessins ont même fait partie de l'installation.

A.D : Le désir d'autonomiser certains éléments, de les distinguer en tant que sculpture à part entière, constitue un aspect essentiel de la pièce présentée au Japon. Comme le titre de l'oeuvre nous le laisse percevoir,
My own potlatch (6) Japan s'inscrit dans un échange. Quels étaient les éléments sélectionnés et dans quelles conditions l'échange a-t-il pu se dérouler ?
S.H :
On voyait clairement la ville mais j'ai désigné certains éléments car je voulais qu'on sache que je parle de sculpture. ACAC est un grand centre d'art construit par Tadao Ando dont les visiteurs sont peu avertis (il n'y a pas d'école d'art ni de galerie contemporaine dans la ville...)  Si l'installation était conçue comme un ensemble réalisé au fil des jours, les éléments choisis pour être offerts au visiteur interessé étaient autonomes : the babel, the tricolor, the green block, the folding, the feet tower, the fun fair, the square garden, the aquarium gallery, the tilt, the panchito palace et enfin the cimetery. En échange, le nouveau propriétaire s'engageait sous forme d'un contrat entre l'artiste, le musée et lui même, à m'envoyer une image de l'oeuvre installée dans son espace privé. Le preneur devenait un collectionneur d'art alors qu'il n'avait sûrement jamais imaginé cela.  Pour une autre pièce postérieure, Ohne Brücke keine Perspektive, j'ai à nouveau pensé et construit à l'atelier les éléments indépendamment les uns des autres. Certains, comme Ein andere Religion, ou the twins ont été présentés seuls lors d'expositions collectives, d'autres ont été achetés par des collectionneurs privés. Mais après en avoir réinstallé la majeure partie dans un lieu correspondant à un cinquième de l'espace de la première présentation, l'ensemble est devenu une installation à part entière dont les éléments sont aujourd'hui inséparables.

A.D : Une forme semble récurrente dans l'ensemble de vos travaux, plus particulièrement avec 
Ohne Brücke Keine Perspective (2006). Il s'agit de la maquette. Elle paraît être utilisée comme un moyen privilégié pour dérégler les échelles, troubler la perception que le spectateur peut avoir de l'espace, tout en reliant architecture et sculpture...
S.H :
Oui! C'est ce que j'espère! Ohne Brücke Keine Perspective a commencé à Francfort par une tentative de caricature de l'urbanisme. Comment une ville est-elle divisée en quartiers, réunis seulement par les moyens de transport et certaines infrastructures (les ponts) ? J'ai commencé à représenter cela, chaque réalisation ayant sa propre table, son propre socle, sa propre échelle, sa propre matière et en pensant que le visiteur ferait le lien entre ces formes. Certaines constructions sont comparables à des miniatures, d'autres à des maquettes de projet. Point de fuite pourrait aussi être la maquette d'une installation dans l'espace public à une autre échelle, sur une cheminée d'usine.  L'ensemble du travail se déploie dans deux espaces séparés mais complémentaires: la salle d'exposition et la salle de stock (« l'atelier »). Dans « l'atelier », les choses sont encore en mouvement, elles ne semblent pas définitives. Même si the meeting is over (la réunion est terminée) demain elle peut reprendre. Au lieu de la bibliothèque de formes décoratives, on trouve cette fois-ci une bibliothèque de couleur. J'ai aussi conçu deux ponts, c'est d'ailleurs cette liaison avec le monde qui fait exister le tout : « la barricade » pour passer de la salle d'exposition à l'atelier et « le pont-levis » pour passer par la fenêtre."

(1)   Futur, ancien, fugitif de Olivier Cadiot : « Un matin j'avais retrouvé le bras de pierre découvert autrefois dans la forêt (voir : le bras de pierre ). Bras replié ressemblant à celui d'un ange de pierre recouvert de moisissure verte et bleu. On ne trouve pas un bras de pierre sans trouver le reste ensuite : culte ? Inversion de cadavres ? Technique rituelle ?» édition P.O.L  1993, l'île, chapitre 38, page 116.
(2)   Construire un arbre de Pierre Dhainaut
(3)    « ...métamorphose de l'instabilité des formes du monde, des articulation de l'être, la perte d'identité et d'unité, qui le livre aux changements incessants; elle dit le monde en état de chancellement, la réalité en état d'inconstance et de fuite, et du même coup, liée à ce statut, la relativité de toute connaissance et de toute morale » Les traverses de la vanité, texte de Louis Marin extrait de Les vanités dans la peinture au XVIIeme siècle, Musée du petit Palais, 1990(4)   Learning from Las Vegas, édition originale en anglais chez MIT Press, 1977(5)    «Étudier  le paysage existant est pour un architecte une manière d'être révolutionnaire pas à la manière trop évidente qui consisterait à détruire Paris et à le recommencer comme Le Corbusier le suggérait vers 1920, mais d'une manière plus tolérante : celle qui questionne notre façon de regarder ce qui nous entoure. » l'enseignement de Las Vegas, retirage de la deuxième édition chez Mardaga, 2007,  p 17.
(6)  n.m mot anglais (1861), d'une langue indienne d'Amérique,ETHNOL. Don ou destruction à caractère sacré, constituant un défi de faire un don équivalent, pour le donataire. cf : essai sur le don (forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques), 1923-1924 de  Marcel Mauss.



SEVERINE HUBARD : Entretien avec Héloïse Connessa
Source http://www.musees-strasbourg.org/sites_expos/hubard/

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Pouvez-vous revenir sur votre formation, votre parcours artistique ?

J'ai étudié aux écoles des beaux-arts de Dunkerque puis de Nantes. En sortant de l'école, j'ai très vite compris que la formule des « résidences » correspondait à ma façon de travailler sur place dans un contexte donné. Lors de ma première résidence par exemple, à la National Sculpture Factory de Cork durant quatre mois en plus des expositions, j'ai projeté de déplacer le pont de corde Carrick-a-Rede Rope Bridge de l'Irlande du Nord où il se situe comme un monument historique entre deux falaises et de l'installer pour l'hiver entre deux immeubles à Cork en Irlande. Cela m'a permis d'avoir un premier contact avec le monde de l'ingénierie, et même si ce projet n'a pas abouti, cette expérience a été très formatrice.

Ensuite, je suis partie à Rotterdam en 2004, à Kaus Australis, qui est un lieu jouxtant une déchetterie où j'avais accès à la benne à bois afin de m'approvisionner pour réaliser une sculpture par palette et par jour pendant deux mois. Un vrai temps de travail et de recherche qui ressemblait à une performance en continu. Depuis, je participe pratiquement à une résidence par an, que ce soit en France ou à l'étranger. Actuellement, je poursuis un échange Besançon-Shanghai organisé par le centre d'art Le Pavé dans la mare. On n'a jamais été si proche, inventée suite à un séjour à Shanghai, est une sculpture en bois que j'ai réalisée seule cet été au Hangar aux manoeuvres de la citadelle de Besançon pour l'exposition Traffic art highway. Cette pièce sera réalisée en métal dans une usine aux abords de Shanghai en 2010.

Comment avez-vous conçu votre projet de sculpture monumentale pour le MAMC de Strasbourg ?
Suite à une invitation de Joëlle Pijaudier-Cabot et Estelle Pietrzyk au MAMCS j'ai proposé d'investir la cour nommée « jardin des sculptures » par l'architecte Adrien Fainsilber. Depuis que je connais ce musée, cet espace a toujours été vide, inoccupé. J'ai donc proposé Village qui se présente comme une sculpture monumentale prenant en compte autant la surface de cette cour que sa hauteur.

J'ai réalisé une première maquette en balsa. En fait, celle-ci faisait partie d'une pièce créée en 2006. Cette idée d'un agencement de maisons qui part dans tous les sens était en effet déjà en germe dans la pièce Entre-deux présentée à Francfort lors de mon exposition Ohne Brücke keine Perspektive où je menais une réflexion sur la ville et ses différents espaces (centre, stade, monument et religion, zone portuaire). La maquette en question participait du regard porté sur les espaces d'entre-deux, de transition, avec des éléments que l'on voit depuis l'autoroute (pylône électrique, forêt, villages dortoirs).

Ensuite, j'ai commandé un projet en 3D qui m'a permis de cerner les difficultés de la réalisation et de produire des visuels qui pouvaient rendre compte du résultat (aujourd'hui d'ailleurs cela me surprend à quel point l'image 3D est proche du résultat produit).

C'est la première fois que j'avais recours à la 3D : habituellement, je me méfie des logiciels 3D, je ne veux pas apprendre à les manipuler de peur de me laisser diriger par cet outil. Je suis donc arrivée au musée avec des images convaincantes et une maquette. Une fois le projet validé, il a fallu passer à sa concrétisation. Travailler avec Daniel Del Degan responsable du service technique et l'équipe des Musées de la Ville de Strasbourg, ainsi qu'un bureau d'étude (OTE), s'est révélé une expérience formidable.

Pouvez-vous revenir sur la façon dont s'organise cette construction que vous intitulez Village ? On a l'impression d'un agencement assez désordonnée mais en même temps on perçoit un ordre dans cet ensemble anarchique, arborescent - un peu comme dans l'art fractal où des propositions mathématiques régissent l'étude des sustèmes chaotiques.

En fait, il s'agit vraiment pour moi d'une construction expérimentale : partir d'une ou deux maisons et faire une construction qui se déploie comme un arbre ou un cristal.

J'ai vu récemment le Cristal Michael Lee-Chin du Musée royal de l'Ontario construit par Daniel Libeskind. On a l'impression que le principe qui régit cet ensemble est aléatoire, mais en fait, rien n'est plus ordonné et complexe qu'un cristal. Il en est de même pour la construction en arbre de Village. Dans les lois de la nature, il y a cette dialectique ordre/chaos que j'ai souhaité appliquer à l'espace urbain.
Il y a ici une règle d'assemblage simple : jamais vous ne trouverez le sol associé au toit ni rien associé à la façade. À partir de ce principe, vous pouvez envisager plusieurs complémentarités : toit-toit / toit-côté / sol-côté.
D'un point de vue urbanistique enfin, j'ai voulu subvertir le diktat de l'horizontalité dans la construction des villages et proposer une construction qui emprunte à la verticale et à l'oblique. Je veux que les gens s'interrogent : pourquoi continuer à aligner horizontalement les maisons alors que l'on pourrait imaginer des constructions bien plus fantasques ?

Cette verticalité et cette schématisation des formes entrent en résonance avec les théories de De Stijl. Même si Mondrian condamne l'oblique, on sait le rôle que joue la diagonale dans les oeuvres de Van Doesburg, notamment dans l'Aubette. Par ailleurs, vous vous définissez comme "constructeur", terme repris avant vous par Lissitzky et les constructivistes russes. Comment s'articule dans votre travail ce lien avec les avant-gardes ?
Mon travail est effectivement empreint de l'influence des constructivistes : les trois quarts de mes assemblages sont des assemblages très construits, orthogonaux.

Mais dans mes oeuvres, je refuse toute idée de fonctionnalité : je ne fais pas du design. En ce sens, je ne rejoins pas les avant-gardes dans toutes leurs préoccupations.
Une autre chose qui m'intéresse aussi, c'est l'idée de profusion. Ainsi, une oeuvre comme Donc et or car mais ni ou est empreinte de constructivisme, mais en même temps, elle est proliférante et sans ordonnancement géométrique. Il y a une planche assemblée à 45 degrés dans cette installation mais elle reste l'exception à la règle que je m'étais fixée. Parce que même si Van Doesburg choisit la diagonale, il n'en reste pas moins que, pour lui, l'oblique est un principe constructif, structurant. Alors que, de mon côté, je m'intéresse de plus en plus à la déconstruction.
De fait, je regarde les constructions d'architectes comme Frank Gehry, Zaha Hadid ou Claude Parent, et je m'intéresse aux théories de Virilio liées à la ville spatio-dynamique. Dans Village je pense que je déconstruis plus que je ne construis à partir du motif formel de la pente du toit.

Diriez-vous que vos influences se situent davantage du côté de l'architecture que de la sculpture ?

En fait, mes influences viennent de nombreux médiums : la vidéo et le cinéma autant que le dessin mais il est vrai que je suis plus attirée par les travaux en trois dimensions.
Dans le champ de la sculpture contemporaine j'apprécie par exemple beaucoup le travail d'un sculpteur comme Deacon avec ce jeu sur les pleins et les vides dans les matériaux et notamment le bois. Pour l'anecdote, en sortant de l'école des beaux-arts, j'ai postulé pour entrer en charpente marine. Le côté technique m'intriguait et je cherchais à décoder les mécanismes internes et structurels qui règlent une forme.
D'une façon générale, j'apprécie beaucoup le travail des tenants de ce que l'on a appelé la nouvelle sculpture anglaise dans les années 80 : Deacon mais aussi Tony Cragg.

Je m'intéresse aussi au travail de sculpteurs comme Manfred Pernice, Thomas Schütte, Pedro Cabrita Reis, Karsten Höller, Romain Pellas, Vincent Lamouroux. Et il existe aussi des artistes-architectes comme Luc Deleu !

L'idée de subvertir le diktat de l'horizontalité pour imaginer des constructions plus originales donne à votre travail une dimension utopique et oeuvre également à une réflexion sur une architecture alternative. Vous sentez-vous proche des revendications des membres d'Archigram par exemple qui, dans les années 60-70, cherchaient à développer une vision urbanistique poétique et ironique vers les gens et leurs interrelations?

Oui, c'est vrai que dans mes élans utopiques, je cherche à constituer une nouvelle vision de la ville. Néanmoins, je regarde de loin les réflexions architecturales et urbanistiques très poussées.

Mais certains projets m'interpellent. Ainsi, à Shanghai il y a le projet de construire une espèce de ville verticale : un gratte-ciel où pourraient vivre cent mille personnes, ce qui est assez fascinant. À Rotterdam aussi, de façon plus modeste, il existe les maisons cubes qui flottent au-dessus du sol sur leurs arêtes.

Si la dimension utopique existe dans Village avec l'idée de révolutionner l'habitat communautaire, je pars quand même d'une réalité. En fait, dans mes oeuvres, je ne cherche jamais à détruire l'existant, au contraire : ces maisons banales existent ; qu'est-ce que l'on peut en faire ? Comment s'accommoder du réel pour qu'il devienne plus poétique ? Finalement, je cherche plus à développer des « hétérotopies », des « contre-espaces » comme disait Foucault[1]

Village met en scène une habitation proche du pavillon de banlieue à l'architecture banale, pavillon qui était déjà l'élément central de votre vidéo Un jour. S'agit-il d'établir une critique de cette architecture de l'ordinaire, typique de l'uniformisation de l'urbanisme banlieusard ?
En fait, il n'y a pas à proprement parler de contestation, car j'ai moi-même vécu enfant dans ce type de pavillon et on y vit bien : la maison est confortable, il y a moins de voitures dans le lotissement, les enfants peuvent jouer dehors. La banalité a en ce sens quelque chose de rassurant. Je choisis donc de pimenter cet univers en y ajoutant une déviance urbanistique qui va renouveler notre regard sur le quotidien. En ce sens, je réfléchis au rapport entre les gens et l'habitat qu'on leur propose.

Peut-on alors parler d'implications politiques ou sociales dans votre travail ? L'insertion de vos oeuvres dans l'espace public contribue-t-elle à ce renouvellement du regard ?

Oui, tout à fait. Je m'intéresse à la polis, à la cité et aux interactions entre une ville et sa population. J'aime l'idée que mon travail puisse être proche des gens, dans l'espace public. Pour Vue du ciel, j'étais déjà dans cette problématique. Frappée par la restructuration urbaine qui avait considérablement modifié le paysage de Quimper et notamment la zone d'urbanisme prioritaire de Penhars, j'ai aussi eu un coup de foudre pour l'architecture de la fin des années soixante-dix de la Maison pour tous, appelée à disparaître dans trois ans. Avec un stock de portes des immeubles de Penhars dont le démantèlement est en cours, j'ai construit une maquette géante de cette fameuse MPT à l'échelle de la salle d'exposition. En 2012, la MPT sera détruite et j'ai fait part de ma volonté d'investir l'espace public avec une sculpture de la même forme que cette construction. Cette sculpture pourrait être investie par les habitants comme un lieu de rendez-vous. Elle représente aussi un effort de mémoire à réaliser dans l'espace public mais pas forcément de façon pérenne.

De même, à Strasbourg, j'ai le projet de prolonger l'escalier en colimaçon qui menait au pont Churchill aujourd'hui disparu. C'est la confrontation de mes oeuvres avec l'espace public qui m'intéresse et, en ce sens, mon travail a forcément une portée sociale et politique.

Pour Vue du ciel, vous proposiez deux versions de l'oeuvre. Est-ce que vous souhaitez poursuivre cette option pour Village avec une oeuvre pour l'espace muséal et une autre pour l'espace urbain ?
Oui, c'est vrai. Pour Vue du ciel, il y a l'oeuvre pour les musées, celle qui a été acquise par le Fonds national d'art contemporain et qui sera présentée au pôle formation de la CCI à partir du 26 octobre. Et puis, il y aurait une version pour l'espace public dans un matériau différent, sur laquelle les gens pourraient s'installer.

Au musée, le public n'est pas le même : les visiteurs ont fait la démarche d'aller voir l'oeuvre. Au MAMCS, l'oeuvre est à l'extérieur du musée et aussi à l'intérieur en même temps puisqu'on la voit de la nef. Pour le moment, Village a une dimension de manifeste. C'est une image démonstrative, un modèle de construction expérimentale qui trouve sa place dans le musée. Il y a une mise à distance avec cette vitre qui fait partie du processus d'exposition, de monstration de l'oeuvre.

J'aimerais qu'à la simple vue de Village l'on puisse se projeter en train de déambuler dans les différents espaces : le mur devenant le plafond, le mur de droite la façade, etc. Un peu comme lorsque l'on va se promener sur et dans des bunkers renversés des falaises normandes. Dans un futur proche, Village pourrait être installé dans un parc afin que la population puisse, par exemple, tourner autour, s'adosser pour lire, qu'elle se l'approprie de cette façon. Quoi qu'il en soit, je veux que cette oeuvre ait une vie après celle qu'elle aura eue au MAMCS. Il faudra sans doute changer le bois pour qu'il se patine à sa nouvelle place mais l'oeuvre restera exactement la même.

Cette idée de pérennisation n'est-elle pas en contradiction avec certains de vos précédents travaux où l'oeuvre était détruite ? Votre position sur l'éphémère a-t-elle évolué ?

Pas complètement. De fait, même dans l'espace public, je reste pour l'éphémère ou tout du moins le changement.

Ainsi à Pau, j'ai répondu à la proposition du pôle culturel intercommunal d'investir l'espace public avec une oeuvre : ça peut durer une semaine, un mois, trois ans. Moi, j'ai conçu un projet pour deux ans. En ce sens, je trouve très bien qu'au moment où l'oeuvre apparaît, elle suscite des interrogations, mais aussi qu'au moment où elle disparaît, elle interpelle également par son absence.

En 2004, dans le cadre d'Intérim # 1, Una settimana, j'ai réalisé à Strasbourg Pavillons, au quartier de l'Esplanade. Ce projet consistait à construire, pendant une semaine, avec l'aide des habitants du quartier, à partir de matériaux de récupération, une sorte de maquette géante de 200 m². Chaque participation était signalée par un petit drapeau en bois (pavillon), et à la fin de la semaine, l'ensemble de la construction était mis à feu. C'était une réflexion sur la mémoire. Je crois que le feu, dans la destruction qu'il impliquait, la perte qu'il supposait, a contribué à ce que les gens se remémorent encore plus et mieux ce projet : ils ont fait des photos, en ont parlé, il y avait l'idée d'une cérémonie qui a bien plus marqué les esprits qu'une sculpture construite qui serait restée en permanence au même endroit. Le côté éphémère des choses reste pour moi signifiant.

La dimension archétypale des maisons de Village est très marquée : il s'agit d'ailleurs, plus de cabanes agencées comme les Lego de notre enfance que de véritables maisons. Dès lors, quels liens faites-vous dans votre travail avec l'enfance ?
La maison que l'on propose à l'enfant est déjà la caricature de celle de l'adulte. C'est vrai que ces maisons sont un peu comme des cabanes élaborées, des cabanes de jardin. C'est une maison très lisse et épurée : deux fenêtres, une porte, un petit toit rouge en pente. Les maisons-modules de Village rappellent celles du conte des trois petits cochons.

Mais la cabane du fond du jardin devient un véritable lieu d'existence pour l'enfant, c'est un espace concret qui héberge l'imaginaire, un espace multiple. L'arbre à cabanes de Village devient le support d'une hétérotopie rêveuse comme le bateau chez Foucault[2]

Un autre outil pour renouveler le regard par rapport à l'oeuvre auquel vous avez recours est l'humour, notamment dans vos titres, pourtant Village paraît un titre d'une grande sobriété relevant d'une adéquation tautologique mot/image.

L'humour possède à mon sens un impact bien plus fort que les discours militants. Le message touche plus de monde s'il est dit avec humour. Les titres participent effectivement toujours pour moi de cette recherche. Ainsi, j'ai détourné et recomposé la phrase mnémotechnique enseignée aux enfants pour apprendre les conjonctions de coordination : « mais ou et donc or ni car » en les tirant au hasard pour donner à l'une de mes installations le titre Donc et or car mais ni ou.

Pour Village le titre est un peu plus abrupt. Au début, je souhaitais un mot en alsacien pour faire un clin d'oeil aux villages environnants de Strasbourg ou « Village fleuri » en écho aux concours du plus beau village fleuri mais aussi à l'idée de cette construction qui pousse comme un arbre, comme une fleur. Le surnom que l'on a donné à cette oeuvre est d'ailleurs « l'arbre à cabanes », mais en la nommant Village, la sculpture se réfère directement au champ urbanistique.

Si le titre est strict, ne peut-on pas relever une dimension humoristique de l'oeuvre liée au caractère absurde d'un village qui ne joue pas effectivement son rôle ?
À mon sens, l'humour naît de l'impossibilité de concrétiser cette proposition architecturale. Il s'agit d'un modèle et non de quelque chose de réalisable, et pourtant le titre affirme de façon presque péremptoire qu'il s'agit d'un village. Mais ce village ne sera jamais habité. J'aime créer des images d'idées, des images qui pourront nourrir l'imaginaire urbanistique des gens. Village en fait c'est une maquette géante. Le fait que la construction soit quasiment à échelle 1 alors même que le projet urbain ne se réalisera pas, ce décalage, implique un certain humour, je pense. C'est comme un rêve d'enfant dans lequel entre en jeu un Playmobil géant. Il s'agit bien d'une maquette monumentale et pas d'un mini-village. D'où une certaine démesure, une disproportion de laquelle peut jaillir l'humour.



[1] Dans sa conférence de 1967 au Cercle d'études architecturales, intitulée « Des espaces autres », Foucault distinguait deux types d'espace idéal : « les utopies [qui] sont des emplacements sans lieu réel » et « les hétérotopies [qui] sont des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l'institution même de la société et qui sont des sortes de contre-emplacements, des sortes d'utopies effectivement réalisées ».

[2] Dans sa conférence de 1966 intitulée « Les hétérotopies », Foucault explique : « Les civilisations sans bateaux sont comme les enfants dont les parents n'auraient pas un grand lit sur lequel on puisse jouer ; leurs rêves alors se tarissent, l'espionnage alors y remplace l'aventure, et la hideur des polices la beauté ensoleillée des corsaires. »